Psychiatrie, pratique sociale ou politique?

PSYCHIATRIE : PRATIQUE SOCIALE,

OU POLITIQUE ?

« Le psy et le social », Colloque du C.E.F.A., 7 et 8 décembre 2007, PARIS

Dr Alain CHABERT Psychiatre, praticien hospitalier, thérapeute familial, membre d’E.F.T.A.

Le rendez-vous pour Alice est pris par son éducatrice, ou plutôt, non, c’est bien elle, Alice, qui a demandé le rendez-vous à la secrétaire, car, n’est ce pas, elle est autonome, Alice ; mais son éducatrice était avec elle, pour téléphoner, et elle est aussi avec elle, lors de la consultation.

Alice a 52 ans ; elle travaille dans un Etablissement et Service d’Aide par le Travail (E.S.A.T.), et loge dans un appartement – relais, dépendant du foyer associé à l’E.S.A.T., avec trois autres travailleuses handicapées ; elle va dans sa famille un week-end sur deux, c’est réglementaire, et aussi en cas d’arrêt de travail, puisqu’on ne peut pas rester au foyer lorsqu’on ne travaille pas.

Elle a quelques raisons d’être inquiète, Alice :

Au printemps, elle a eu un accident du travail, enfin, pas un « vrai » A.T., car la législation est spécifique, mais cela lui a tout de même cassé le bras, et elle a du rester quelques temps avec sa mère.

Sa mère, elle a 87 ans ; bien que très alerte, elle ne manque pas d’avoir quelques problèmes de santé, et de commencer à entrevoir le moment où elle ne sera plus de ce monde.

Cet été, Alice a eu une liaison amoureuse et, si ce n’était pas la première fois, cela a bien « brassé », comme elle dit en savoyard, son entourage, sans qu’elle puisse dire qui le plus, sa mère ou son éducatrice.
Et puis, elle sent bien qu’elle n’a plus la même ardeur dans son travail ; cela fait plus de trente ans qu’elle est en milieu protégé, de façon quasi contemporaine de la Loi de 1975 (sur les personnes handicapées) ; elle ne sait pas exactement comment fonctionne le droit à la retraite, mais c’est un horizon assez proche, et incertain : ou ira-t-elle, alors, pour loger ?

Elle semble apprécier l’échange de paroles ; je lui propose de rencontrer quelques temps la psychologue qui travaille dans ce Centre Médico-Psychologique ; elle est intéressée. L’éducatrice est invitée à venir alors discuter avec nous ; conversation phatique et discussion sur le contexte ; puis, énoncé de la proposition faite à Alice. Un blanc, une mimique contrariée. « Mais elle souffre vraiment, docteur ! ». Puis, «Vous n’allez pas lui donner des médicaments ? »

L’éducatrice est de bonne foi ; elle est très attentive au champ relationnel ; elle est sans doute très attachée à Alice, et prête aussi à s’interroger sur son travail, sur la manière dont elle l’exerce…Mais elle est, à son insu en grande partie, victime de la médicalisation du mal – être et de la biologisation de la vie psychique.  

« Monsieur le Docteur – c’est un courrier qui m’est adressé par le chef du service Protection d’une association de gestion, dans le cadre de la Loi de 1968 sur les Incapables Majeurs – nous revenons vers vous concernant la situation de monsieur… – il s’agit de Bruno, 37 ans, suivi depuis plusieurs années sur notre secteur, habituellement en service libre – Nous avons eu hier plusieurs conversations téléphoniques avec celui-ci – il souhaitait un peu d’argent pour un repas à son domicile et divers faux-frais – Nous avons pu constater que ses propos semblaient totalement incohérents, et tout au moins hors réalité. En effet, il parle qu’il va finir par se faire faire un enfant, et qu’il a retrouvé les plantes qu’il cultivait quand il était jeune et qu’il faisait du sport – à la réponse à la question : mais qu’est ce que vous allez faire chez vous ? Ce type de dialogue est parfaitement décrit chez G. Bateson et chez R. Laing et D. Esterson – Il passe d’un sujet à l’autre sans que son discours n’ait un quelconque rapport avec la réalité. Or, il apparaît qu’il a été autorisé à rentrer à la journée à son domicile, alors qu’il est actuellement en Hospitalisation à la Demande d’un Tiers, et qu’il a déjà fait une fugue le…- c’était trois semaines auparavant – Cette situation de sortie d’essai nous semble prématurée au vu de ses propos téléphoniques, sans avoir pu mettre en place un aide possible dans son quotidien. – C’est-à-dire que Bruno est censé ne pas devoir être autorisé à aller jusqu’à son appartement, alors qu’il y va aussi pour tenter d’y mettre un peu d’ordre, puisque, justement, il l’a laissé dans un très grands désordre, le jour de son hospitalisation, désordre alors compris comme signe d’incapacité structurelle, et non conjoncturelle. Et le mode juridique de son hospitalisation, l’H.D.T., est appelé pour justifier et permettre cet extrême contrôle social.

«  Madame la juge des tutelles. Je me permet de vous adresser copie du courrier de … – celui ci-dessus – ainsi que la réflexion qu’il m’inspire. L’auteur du courrier semble s’étonner doublement que des personnes souffrant de troubles mentaux présentent des symptômes, et ne soient pas enfermées en permanence, bénéficiant de sorties, permissions lorsqu’elles sont en service libre, et sorties d’essai en H.D.T., en l’occurrence de deux journées dans le cours d’une hospitalisation déjà longue et ayant comporté des temps d’enfermement. La possibilité d’aller et venir et de bénéficier de sorties fait évidemment partie des droits des patients, mais aussi des nécessités thérapeutiques, dans le cadre de la relation soignante. La privation de liberté doit être utilisée avec une grande retenue. J’ajouterai qu’étrangement ce service de Protection Juridique proteste régulièrement contre les sorties ou libertés des malades, mais que nous ne recevons jamais de protestations lorsque nous maintenons un patient au C.H.S., voire dans une chambre fermée. Veuillez agréer, etc., etc.. »

Qu’est ce que le Social ?

Qu’est ce que le Politique ?

Le social, c’est la condition humaine (human condition, Hannah Arendt). Ca produit et ça reproduit la production. Ca se sert d’outils depuis 3 millions d’années (Y. Coppens). C’est du travail et de l’œuvre. Et ça échange. L’objet produit est objet échangeable, marchandise. Mariage, interdit de l’inceste et division sexuelle du travail remontent à la plus haute antiquité, mais aussi « l’assistance aux individus malades et invalides » (C. Masset, in Leroi-Gourhan).

C’est aussi des Actes et des Paroles.

Au pluriel!

Parce que les hommes, ça n’existe qu’au pluriel.

Et les affaires humaines en sont irréversibles et imprévisibles : fragilité !

On ne peut faire que ce qui a eu lieu n’ait pas eu lieu, et on ne peut en prédire toutes les conséquences.

Alors c’est l’invention du Politique, que les Grecs anciens définissaient comme mise en commun des Actes et des Paroles.

Le politique émerge du Social, comme nécessité du fait que les hommes vivent en société, au pluriel, tous différents.

Il vient nommer les faits sociaux, et peut alors, ou non, les transformer.

Dans le social, il n’y a pas d’égalité, seulement des différences (H. Arendt Sur l’antisémitisme). Les hommes sont contraints, et non libres, de produire leurs conditions de vie. C’est ce que l’école d’Archéologie systémique appelle Culture : « le système de l’ensemble des moyens d’adaptation extra somatiques » (L. Binford, cité par S. Cluzieu, in Leroi-Gourhan).

Mais le Social, c’est la lutte ininterrompue : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en perpétuelle opposition, ont mené une lutte ininterrompue, tantôt secrète, tantôt ouverte » (K. Marx et F. Engels Manifeste communiste).

Les rapports sociaux sont des rapports de production, et j’ajouterai, de reproduction.

Nommer, en commun, c’est le Politique.

C’est l’article 1 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».

L’égalité, c’est un « principe de fonctionnement politique », et, par elle, « des personnes, par ailleurs inégales entre elles, jouissent de droits égaux », nous montre H. Arendt (Sur l’antisémitisme). Mais elle ajoute que ce principe politique, il y a peu de chance qu’on le reconnaisse comme tel. On va y chercher plutôt « une qualité innée de chaque individu, que l’on appelle Normal, s’il est comme tout le monde, et Anormal, s’il est différent ».

Et la psychiatrie, alors, est une pratique politique !

C’est évidemment une pratique sociale, puisqu’elle a affaire à l’ensemble des rapports de production et de reproduction : circuit de l’argent socialisé ; travail ; moyens de conserver ou de restaurer la force de travail ; logement ; subsistance alimentaire ; justification de revenus de substitution. Et, en tant que pratique sociale, elle est déterminée par les conditions sociales du moment, notamment l’attaque contre les trois piliers du pacte républicain de 1945 (Assurance maladie, retraites, droit du travail), et aussi le triptyque chômage de masse – paupérisation – pénurie de logements : si l’espérance de vie est très élevée en France, celle d’un S.D.F. est au niveau de l’Afrique !

Mais c’est une pratique politique, dont la finalité éthique est le « et demeurent » de l’article 1 ci-dessus !

Qu’est ce que je fais, comme psychiatre lorsque :

Je reçois quelqu’un, à sa demande, ou à la demande d’un autre, et considère naturelle ou contextuelle cette situation ?

Je reçois cet autre en sa présence ou en son absence ?

Je prescris quelque chose à quelqu’un et je conçois la chose prescrite comme lui étant intrinsèquement nécessaire ou comme un objet flottant (P. Caillé et Y. Rey) ?

Je valide ou non une contrainte, et, si je la valide, je le fais au nom d’un défaut interne de celui que je contrains, ou car je suis pris dans une situation extrême au sens de J. Haley ?

Je résiste ou non aux sollicitations diverses pour transmettre des informations, par exemple dans le cadre de la Loi de prévention de la délinquance ?

Vous avez dit psychiatrie communautaire ?

La psychiatrie publique est confrontée à un afflux de personnes en souffrance psychique ; tous les services hospitaliers se sentent dépassés par ce qu’on appelle la « sur occupation ». Alors, certains –il s’agit de l’éditorial récent de la revue Synapse- ont trouvé les coupables : ce sont les « sectateurs du secteur » et leurs « programmes de réduction de lits  économico – antipsychiatriques » !

Selon cet éditorial, il conviendrait « d’aller vers des services orientés en fonction de la population traitée, ou de la technique de soin, dont  le nombre serait régulé selon les lois de l’offre et de la demande ».

Un peu d’histoire nous rappelle que cette sur occupation s’est produite, au cours du XX° siècle, au moins à deux reprises en France, dans les années 20 jusqu’au début des années 30, puis dans l’immédiat après 2° guerre mondiale, alors même que les asiles d’aliénés, puis hôpitaux psychiatriques, étaient bien plus grands qu’aujourd’hui. Contexte, contexte !

Je voudrais vous parler de deux livres.

Le premier date de 1975, et pourrait faire partie du bagage de base de tout étudiant en psychiatrie, c’est l’ « Histoire de la psychiatrie de secteur », Recherches N° 17. C’est, raconté par Tosquelles, Bonnafé, Oury, Daumézon, etc., l’histoire d’une action politique, qui part de la reconnaissance première de l’exclusion, de la ségrégation dont fait l’objet le malade mental, ségrégation que l’aliénisme entérine, aliénisme défini par « l’action décontextualisée sur le fou ».

« Le fou, c’est celui dont on dit qu’il est fou. » (Bonnafé, détournant J.P. Sartre).

« La folie, pour autant que ce soit autre chose, est toujours une juste protestation contre une injuste contrainte » (id)

Cette psychiatrie « de secteur », qui va chercher son idée d’équipe médico-sociale comme mesure du territoire, sur le modèle antituberculeux (et Bonnafé a été phtisiologue), réalise les essais d’Edouard Toulouse (années 20) à Henri Rousselle, et la circulaire Rouart (front populaire) : « le devoir des médecins, des psychiatres, est d’aller aux populations ». Rappelons le mot d’ordre des conventionnels de 1793 : « la protection de la santé est un devoir d’Etat».

Et de la psychiatrie communautaire, avec ses deux versants (secteur, et psychothérapie institutionnelle), et ses deux jambes théoriques (Freud et Marx), ils en disent tous, dans ce livre, que ce n’est pas une affaire de découpage, mais de politique. Ils disent aussi, dés 1975, que la critique de sa réalisation est à faire : « la dimension administrative du secteur a prévalu sur ses fonctions institutionnelle et thérapeutique ; l’hôpital psychiatrique est resté le centre, alors que le centre institutionnel devait rester décentrer, mobile, et dispersé.»

Le deuxième livre est le N° 11 – 12 de la revue Transitions, de 1982 « Psychiatria democratica et psychiatrie sociale ». Il relate trois journées de confrontation entre le mouvement italien, et le mouvement français. Basaglia est mort en 1980, peu après l’adoption de la loi 180 (1978), fermant les hôpitaux psychiatriques en Italie.

Les deux mouvements sont d’accord sur l’idée qu’il est possible de transformer d l’intérieur le système psychiatrique public, à la différence du mouvement anglais (dit « antipsychiatrie »), qui, après l’expérience publique de Cooper (pavillon 21, 1962 -1966), sort du système (c’est Kingsley Hall, les communautés de Laing et Esterson, 1965 – 1970).

Le mouvement français, depuis la Résistance, St Alban, La Borde, le XIII°…, pense pouvoir transformer l’asile de l’intérieur. Le choix de « psychiatrie sociale » fait référence aux travaux de l’ethnopsychiatrie, qui montraient qu’on ne pouvait séparer le fou de son contexte, si on voulait y comprendre quelque chose.

Psychiatria Democratica y oppose la fermeture d’abord des structures asilaires.

Le débat est tout aussi théorique que pratique : Est-ce qu’on peut dire quelque chose, à travers la psychanalyse notamment, de la maladie mentale, malgré la iatrogénèse asilaire? Ou bien, est ce qu’on ne peut en dire quoi que ce soit, avant de se débarrasser de cette iatrogénèse superstructurelle?

Que cose, la psychiatria….en 2007 ?

J’ai examiné toute une série d’éléments constitutifs de la pratique psychiatrique actuelle, dans « De l’hégémonie des modèles au pré totalitarisme, la psychiatrie du XXI° siècle, paradigme des sombres temps actuels ».

Je voudrais évoquer deux éléments complémentaires, qui me semblent au cœur de cette pratique. L’un est la forme moderne d’une vieille pratique, l’autre est d’apparition récente dans notre champ : l’internement et le contrat.

L’internement, d’abord : 76000 en 2003 ; entre 46 et 330 pour 100000 habitants (> 20 ans); 12,5% des hospitalisations complètes, % en augmentation constante, ces dernières années, et qui va jusqu’à 30% dans certains départements ; Ce sont les chiffres fournis par le rapport annuel des Commissions Départementales de l’Hospitalisation Psychiatrique (C.D.H.P.).

Depuis 1990, la France est revenue à une pratique massive de l’internement psychiatrique. En 1980, dans le secteur où je travaille, nous recevions environ 20 internements par an ; aujourd’hui, nous dépassons 100 / an, et allons vers 120…

On s’habitue à tout ! On s’habitue à avoir beaucoup d’internements dans l’unité où on travaille, et il n’est maintenant pas rare, un jour donné, d’avoir plus de patients internés qu’en service libre. Car l’hospitalisation dure plus longtemps en H.D.T. (Hospitalisation la Demande d’un Tiers), et encore plus en H.O.(Hospitalisation d’Office).

On s’habitue à priver de liberté, et à considérer cela comme « naturel », comme naturellement induit par la nature de la dite maladie mentale. Et, comme on s’habitue, on en rajoute, ce sont les petites pratiques de l’internement, ou protocoles – courts-circuits : H.D.T. – pyjama – pas de visites – pas de sorties du pavillon ; H.O. – chambre fermée ; Internement en général – pavillon fermé –soins obligés (médicaments)…

On s’habitue à remplacer une parole par une solution : c’est l’internement facile à partir des urgences d’un Hôpital Général (et, bien sur, il y a beaucoup de monde qui attend, quelqu’un qui s’agite, qui n’est pas d’accord avec des soins…) ; mais c’est aussi l’H.D.T. d’urgence (43% des H.D.T. alors que ce devait être exceptionnel), qui ne nécessite qu’un seul certificat médical, qui peut être fait par un médecin de l’hôpital psychiatrique, ce qui était impossible dans la Loi de 1838.

On s’habitue à considérer qu’un refus de soins, voire un refus de certains soins, implique un internement. C’est tellement naturel, un soin, physique ou psychique, il faut être fou pour le refuser, voire pour hésiter ! Tiens, je vais vous parler de Cassim et de Denis. Ils viennent me voir au C.M.P. depuis des années. En plus de leurs affaires psychotiques, avec lesquelles nous bricolons assez bien ensemble, Cassim a eu une greffe rénale, parce qu’on lui avait expliqué que ce serait beaucoup plus confortable que les trois séances hebdomadaires de dialyse qu’il suivait : il parait que c’est à cause de sa psychose qu’il trouve que les effets secondaires des médicaments anti-rejets sont très peu confortables et qu’il regrette la dialyse ; et Denis, c’est sûrement sa psychose qui lui fait demander un peu de temps pour se décider à une pneumonectomie large pour cancer du poumon récemment découvert.

On s’habitue à la facilité : sous prétexte d’amélioration, le remplacement de la Loi de 1838 par la Loi de 1990 a ouvert la voie à cette possibilité, que les parlementaires du XIX° siècle avaient écartée, d’interner pour un médecin de l’établissement d’internement. Une commission actuelle de réforme étudie, toujours pour simplifier, donc faciliter, l’internement, quelques « améliorations » : perte de la référence à la nécessité de soins immédiats, remplacée par la fumeuse notion de risque d’aggravation en l’absence de soins ; éventualité, surtout, d’une hospitalisation contrainte…sans tiers, le médecin devenant à la fois le demandeur, l’expert, le décideur, et le cas échéant le prescripteur !

Mais on s’habitue aussi à être interné ! On est frappé, en regardant les rapports de C.D.H.P., ainsi que ceux des assurances professionnelles des psychiatres, par le faible nombre de contestation ou de plainte sur des mesures de privation de liberté. Très peu d’internés se saisissent de la possibilité, qui leur est rappelée, d’écrire, par exemple, au procureur pour contester leur internement.

Psychiatre de service public, chef de service, on me demande peu de comptes sur les mesures de privation de liberté qui relèvent de ma responsabilité. On m’en demande régulièrement pour un patient qui fume à l’intérieur d’un pavillon, ou qui montre un mouvement d’humeur. Comme dit une collègue, on leur demande d’être comme des moines bouddhistes (pas d’argent, pas de sexe, et le sourire…).

Mais on doit s’habituer à ce qu’on vous demande d’être comme un moine bouddhiste !

Ensuite, le contrat : ils sont multiples, mais relèvent d’une même logique, et je m’appuierai sur le « Contrat individuel d’accompagnement médico-social », tel qu’il est proposé en Savoie. Il est censé régir l’obtention, par des personnes qui ont été hospitalisées en psychiatrie, d’un hébergement, soit dans un foyer logement si la personne a plus de 60 ans, soit dans un foyer – C.H.R.S. dans le cas contraire.

Ces personnes n’ont pas de toit, des revenus faibles, une trajectoire de vie qui les a marginalisées.

Le contrat, qui leur est proposé, devrait être signé par le représentant de l’institution (directeur du foyer ou travailleur social le représentant), le psychiatre de service public, la personne elle-même, et son représentant légal s’il y en a un.

Le contrat précise un certain nombre d’engagements, notamment celui de poursuivre les soins psychiatriques.

Ce modèle de contrat n’a pas été validé par la communauté médicale de l’hôpital psychiatrique…mais il s’applique déjà, « en sous main », dans certains foyers logements de l’agglomération.

Le modèle se perfectionne : avec l’ouverture d’une « maison –relais », le contrat qui a été proposé est plus détaillé. Je cite le document de présentation : « il s’agit de personnes aux itinéraires de vie chaotiques, avec périodes d’errance, d’hospitalisation, d’incarcération, ne pouvant pas, ou pas encore, accéder à un logement HLM, du fait de la problématique psychosociale liée au parcours de vie. » (Mais pas du fait des 10000 logements sociaux manquant sur l’agglomération…)

Le contrat  constituerait « un engagement pour chacun des signataires (corps médico-social du C.H.S., résident, travailleur social de la maison – relais)».

On y trouve : « administration du traitement, participation (avec le rythme) à des ateliers du C.H.S., accueil une nuit par semaine au CHS, Information systématique de la maison – relais en cas d’absence au rendez-vous du psychiatre, ou à l’administration du traitement par le CHS, Intervention d’infirmiers psychiatriques dans le logement en cas de problème… ».

Juridiquement, ces contrats n’en sont pas car, en droit, un contrat suppose des parties égales. Ils sont léonins, puisque proposés à des personnes dans le dénuement. Ils comportent des éléments interdits par la loi (entrer au domicile en dehors des circonstances, encore restrictives, où la loi l’autorise), et une trahison généralisée de la confidentialité et du secret médical !

Mais c’est tellement dans l’air du temps, de transformer des droits fondamentaux qui permettent de survivre (travail, nourriture et revenu minimum, logement), en droits conditionnés ! Pensez que tout handicapé, c’est-à-dire reconnu tel par la Loi de 1975, doit maintenant signer un « projet de vie », pour obtenir une simple allocation, ou une place en établissement de travail protégé.

Internement et contrat, dans leur présence obsédante, sont deux faces de ce que C. Gekiere appelle « obligation de consentement ». Soit le sujet consent à être contraint, et il est contraint ; soit il ne consent pas, mais c’est qu’il ne peut consentir en raison de ses troubles, et il est contraint. Il y perd dans tous les cas Liberté et Egalité. Mais nous y perdons Liberté et Egalité.

Il y a 32 ans, la Loi de 1975 était déjà analysée comme aliénante, le sujet s’engloutissant dans le handicap, et un revenu de substitution (l’allocation), était attribué en fonction d’un défaut, décontextualisé, de la personne.

Pour moi, le rapport est évident avec la pensée néo – eugéniste actuelle, dont l’amendement Mariani est un symbole récent.

Du Tiers au Quart

Dans « L’autre demande », R. Neuburger nous montrait que les conditions d’une demande individuelle (rappelant Freud : un sujet qui présente des symptômes, en souffre, et s’adresse à un thérapeute pour que cela cesse), n’étaient pas habituellement réalisées dans des situations de psychose et de dépression. On peut y associer les situations à problématique sociale dominante.
Ce sont ces situations, où symptôme, souffrance, et allégation sont dispersés, que rencontre le service public de psychiatrie. Sa mission, si on la situe dans le cadre du « et demeurent » de l’article 1 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, consiste à favoriser le passage du « ticket d’entrée » (les évènements à l’origine de la rencontre), à une demande constituée. Compris ainsi, l’aliénisme est contribution à la fermeture de ce passage, et le désaliénisme à son maintien ouvert.

Cette rencontre, rencontre institutionnelle, je l’avais modélisée (« Du ticket d’entrée à la demande, la mission du service public de psychiatrie »), sous forme d’un quadrangle : Psychiatre – Patient Identifié – Société Civile (famille, mais pas seulement) – Etat (établissement psychiatrique, mais pas seulement).

Dans ce quadrangle, toutes les relations sont importantes, déterminent et sont déterminées par toutes les autres.

Seul le maintien, en interaction dynamique, des oppositions dans ce quadrangle, est en mesure de laisser ouvert le passage ticket d’entrée – demande.

La fermeture de ce passage peut se réaliser de deux façons : La façon asilaire, ou aliéniste, classique comporte une coalition Psychiatre – Société Civile, le psychiatre acceptant la définition du problème donné par celle-ci (la famille, par exemple). La façon néo-asilaire, ou néo-aliéniste, comporte une coalition Psychiatre – Patient Identifié, mettant la Société Civile (famille) au banc des accusés. Dans les deux cas, le quadrangle disparaît, au profit d’un triangle stable, comportant une coalition au sens de T. Caplow ; un hybride d’Etat et de Société Civile se forme, qu’on peut appeler « demandeur » ; le Patient Identifié se transforme en Malade, à contraindre ou à protéger.

Je notais que tout ce qui concourt à la confusion Etat – Société Civile, allait dans le sens de l’aliénation. Aujourd’hui, de nombreux éléments vont dans ce sens. Citons, pêle-mêle : la position particulière du maire d’une commune dans l’ensemble des textes autour de la prévention de la délinquance ; l’explosion des recours à la Loi de 1968, sur les incapables majeurs, et les dérives des tutelles et curatelles vers une « tutelle à la personne »; la multiplication de réunions, où sont évoquées des situations cliniques, en l’absence du patient identifié, associant professionnels, travailleurs sociaux, bailleurs locatifs, représentants de l’ordre (gendarmerie, police, préfecture…) ; les obligations de transparence et de communication généralisée ; et la disparition, physique ou fonctionnelle, du service public, à travers les nouvelles règles budgétaires. Tous ces éléments vont, d’ailleurs, plutôt, dans le sens de l’aliénisme classique, beaucoup plus dur pour les personnes.

La mission de service public, est alors en faillite, toute demande étant à la fois déjà constituée, mais comme besoin…et impossible comme demande d’un sujet.
Ceci est parfaitement en accord avec le modèle (excusez moi, M. Changeux, la Vérité !) du gène cause des maladies mentales, du diagnostic critériologique cause de la rencontre, et de la molécule cause de la solution.

Tiens, je vais vous parler d’Eric : Il a 35 ans, s’est promené tout nu dans la rue en hiver, a quelques croyances irrationnelles à mes yeux, soutenues par des dialogues imaginaires mais parfois intenses, avec des entités. Mais, en même temps, il s’est, plutôt bien, occupé de son bébé jusqu’à 1 an, bébé que la mère lui avait laissé, pour partir on ne sait où, après la naissance, bébé qu’il est allé lui-même confier aux services sociaux, quand il s’est senti très mal, avant cette promenade dénudée.

Il a surtout une confiance extrêmement limitée envers les psychiatres, depuis qu’un précédent a dit à ses parents, en son absence « votre fils a une schizophrénie, et c’est génétique », ce qu’ils n’ont pas manqué de lui répéter. Eric préfère parler de dépression prophétique…Le travail sur l’émergence d’une demande risque d’être long et tortueux…

Comment le favoriser, en reconnaissant la fonction politique de la pratique psychiatrique, et en préconisant, comme R. Neuburger nous y a invité dans l’argument du colloque, de nouveaux modèles de travail ? Du tiers au quart !

« En France, se reconnaître ex-malade, patient ou usager de la psychiatrie, représente un stigmate qu’il est difficile d’assumer.» (M. Dutoit et C. Deutsch : Usagers de la psychiatrie, de la disqualification à la dignité)

Les associations d’usagers se sont développées, en Europe, depuis une trentaine d’années, dans le champ de la santé mentale, avec le Reseau Européen des Usagers et Survivants de la Psychiatrie, d’abord dans les pays d’Europe du Nord (G.B., Suède, Finlande, Pays-Bas), puis du sud (Italie).

En France, malgré l’action déjà ancienne du Groupe Information Asile, les pratiques d’entraide, de self care, d’organisation d’ateliers et d’activités, ne se sont développées que tardivement. Mais une Fédération Nationale des Associations de Patients Psychiatriques (FNAPSY) existe, et est reconnue.

En 2005, la reconnaissance officielle des G.E.M. (groupes d’Entraide Mutuelle) par la loi, semble avoir donné un coup de pouce.

Enfin, l’association Advocacy France, qui a un peu plus de dix ans, développe maintenant « l’aide à l’expression, par l’intermédiaire d’un tiers, d’une personne qui s’estime victime d’un préjudice, et/ou se sent mal écoutée et insuffisamment respectée par ses interlocuteurs institutionnels, et/ou qui rencontre des obstacles à l’exercice de sa pleine citoyenneté.»

Au niveau collectif, le passage du tiers au quart peut se représenter de la façon suivante :

La pratique actuelle, pour une réunion, ou une série de réunions, concernant l’organisation, la gestion, la programmation de soins psychiques ans la cité, est d’associer des professionnels de la psychiatrie, des professionnels du champ social (très large : travailleurs sociaux, médicaux, office d’HLM, délégués aux tutelles…), et des représentants des autorités (élus locaux, forces de l’ordre…). C’est une organisation en triangle :

Psys Agents

de contrôle social

Autorités

 

En sont exclus, collectivement, les usagers, dont la reconnaissance de la citoyenneté est ainsi barrée.

La pratique pourrait être d’associer de façon paritaire aux trois autres groupes, paritaire au sens de participation égale aux décisions (c’est la notion d’Empowerment des anglo-saxons), les associations d’usagers de la psychiatrie (FNAPSY, Advocacy France,..).

On a alors un quadrangle :

Psys Usagers

Autorités Agents

de contrôle social

Ce niveau collectif, par exemple au sein de conseils locaux de santé mentale, peut alors poser comme nécessité le respect des droits inconditionnels : moyens d’existences et citoyenneté, c’est-à-dire Liberté et Egalité comme mode d’organisation politique.

Au niveau individuel, celui de l’individu en souffrance mentale, c’est la pratique d’Advocacy, soit un soutien à la prise de parole.

«Nous sommes témoins du fait qu’une personne est victime de violence du fait d’un malentendu, et c’est cela qui légitime notre intervention. »

« Le trouble psychique et le handicap peuvent amener la personne à ne pas s’exprimer, voire à ne pas se conduire comme tout le monde, mais il est possible, alors, que la différence soit entendue, prise en compte, dans une négociation entre l’intéressé et l’entourage. »

On passe, alors, d’une configuration à trois, dont j’ai parlé plus haut, et qui exprime une situation aliéniste ou néo-aliéniste :

 

Psy Malade

Demandeur

à une configuration à quatre :

Psy Patient désigné

Demandeur Défendeur

configuration, rendue possible légalement (personne de confiance – Loi de 2002 sur les droits des malades), mais dont la pratique vient bousculer nos habitudes paternalistes.

Sans conclusion…

Je vais juste reprendre un mail, à peine actualisé :

Pendant que Rome brûle…

C’est tellement dérisoire cette question du »titre de psychothérapeute »!

Pendant que le système social est démantibulé par la mise en place de la réforme de la Sécu, les débuts de refus de prise en charge à 100% commençant à arriver, le passage obligé par le médecin traitant, les franchises médicales…

Pendant que le droit du travail est pulvérisé, avec la précarité qui va se généraliser…

Pendant que le droit au secret et à la confidentialité disparaît, avec la Loi de prévention de la délinquance et l’obligation de signaler au maire de la commune les personnes en difficultés scolaires, psychologiques, sociales, éducatives.

Qui viendra encore faire une psychothérapie?

D’autant que la gestion de l’intime qu’implique un tel décret va tellement dans le sens de ce mythe de transparence, qui contribue à la construction d’une société en forme de panoptique de Bentham!

Revient Foucault, ils sont devenus conformistes!

 

Dante (le purgatoire) : « Segui il tuo corso, e lascia dir le genti ! »

Dr Alain CHABERT

Praticien Hospitalier

Chef de service secteur 73G03

C.H.S. de la Savoie

Bassens 73000 CHAMBERY

a.chabert@chs-savoie.fr

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