Les relations psychiatre – familles

Docteur Alain CHABERT

Psychiatre – Thérapeute familial systémique

Chef de service secteur 73 G 03

Coordonnateur de la Fédération des Thérapies Spécifiques

C.H.S. de la Savoie 73011 BASSENS

Les Relations Psychiatre – Famille d’un point de vue systémique – constructiviste

Intervention au Congrès de l’Association Tunisienne des Psychiatres d’Exercice Privé.

MAHDIA, Tunisie – 10 avril 2004

Je peux être amené à rencontrer des patients, des familles, des institutions, soit en tant que thérapeute (ou psychothérapeute) soit en tant que Praticien Hospitalier, psychiatre de secteur, soit en tant que superviseur.

La systémie, je voudrais vous proposer ma définition :

« façon de se débrouiller avec les modèles du monde, sans jamais oublier la pluralité, ni la notion de point de vue ».

Parmi ces modèles, il y a évidemment les nôtres, et ceux des personnes que nous rencontrons, professionnellement en l’occurrence, que ce soient des individus, des couples ou des familles, ou des institutions.

THERAPIE ET / OU POSITION SYSTEMIQUE

La formation à la T.F.S. que j’ai faite il y a maintenant plus de 20 ans a modifié ma pratique et la lecture de ma pratique. Je n’étais pas très satisfait des deux jambes psychanalytique et marxiste de mon travail institutionnel, ni de la conception « Rogerienne », non directive, de l’entretien thérapeutique. La systémie, donc aussi mon parcours d’apprentissage personnel, m’a appris, avec l’usage de la position basse :

– qu’il y avait toujours co-prescription, qu’un médicament était un objet flottant ;

– qu’on ne travaillait qu’avec des hypothèses, toujours modifiables et modifiées, jamais des vérités ;

– qu’il fallait soutenir les capacités auto-organisatrices des systèmes, s’intéresser au processus et se méfier des programmations ;

– et à laisser respirer le temps.

Je n’étais pas sans m’être rendu compte – et la lecture des classiques de la psychothérapie institutionnelle et de l’anti-psychiatrie l’avait soutenu – que la solution institutionnelle d’une difficulté existentielle (et une maladie mentale semblait en constituer une extrême) devenait problème, voire, au fil des semaines, des mois et des ans, LE problème. Vous avez tous en tête des exemples de situation ou votre (mon) institution, réglant la distance dans un couple ou une famille, peut bloquer, en fait, toute évolution (psychose d’un adolescent, alcoolisme d’un conjoint, etc…).

J’observais, bien sûr, comme nous tous, les conflits de loyauté exacerbés ou fabriqués par nos interactions avec patients et famille, marqués par exemple, par une exagération des symptômes au retour des permissions de week-end.

Travaillant en service public, je n’ai que rarement affaire à des sujets « présentant de symptômes, en souffrant, et s’adressant à un thérapeute pour que cela change », soit la définition de S. FREUD reprise par R. NEUBURGER de la demande de psychothérapie individuelle.

Symptômes, souffrance et allégation me sont présentées habituellement dispersées (« faites quelque chose pour ma femme qui est si déprimée qu’elle ne peut même pas vous parler », ou « rendez-nous notre fille comme avant, elle qui fait tant souffrir son père par ses bizarreries »). Tout ceci baigne, et me baigne, dans une atmosphère de contrainte à laquelle je participe par ma décision de valider ou non, de prolonger ou non, voire aujourd’hui d’initier ou non un internement.

Comment passer alors de l’idée :

« voici un système (la famille) qui crée un problème (par exemple : dépression atypique chez un patient, patient désigné) » associée à l’idée : « voici un système (l’institution) qui confirme et fixe un problème (schizophrénie chez un malade) »

à l’idée :

« voici un problème, ainsi appelé psychose (ou schizophrénie, ou dépression) qui crée un système, famille + patient identifié + institution, système dont je fais partie ».

Je vous propose le modèle suivant :

a) en pratique libérale, et parfois en pratique publique, la rencontre peut se lire :

C (C = individu, couple, famille…)

b) en pratique publique, habituellement la rencontre met en jeu un quadrangle institutionnel :

P.I. (P.I. : Patient identifié)

Etat Société Civile

(Ets psy) (famille)

Dans ce quadrangle s’observent des relations d’appartenance ou d’inclusion.

De mon angle, je suis surtout tenté par deux coalitions aussi problématiques l’une que l’autre :

– avec la famille, position qui était celle de l’asile classique, si j’avalise sa définition et si je la rencontre (ou certains de ses membres) en l’absence du patient ;

– avec le patient, position plus actuelle, si je prétends le défendre d’un entourage que je crois toxique, si je le « parentectomise » pour un temps plus ou moins long.

Je dispose alors de quelques outils :

> contextualisation (à la fois familiale et institutionnelle)

> recadrage (regard positif sur le symptôme, ses fonctions, mais aussi les positions des autres agents de la situation)

> et surtout règle de loyauté, qui consiste à faire toujours participer le patient indentifié aux échanges à son sujet avec les éléments de son contexte, notamment familial, donc ne jamais recevoir (ou communiquer avec) un membre de l’entourage sans le patient. Inutile de préciser que dans ces rencontres nécessaires, la pratique de l’entretien circulaire constitue une richesse inestimable.

Au delà, même s’il me paraît éminemment souhaitable que nombre de soignants, en particulier des médecins, connaissent la systémie (j’allais dire comme « bagage de base » parmi d’autres), il ne peut, à mon avis, y avoir d’institution systémique, pas plus que d’institution psychanalytique d’ailleurs.

La systémie ne peut être la baguette d’un chef d’orchestre si la pluralité est la loi de l’humanité (H. ARENDT, constructiviste ?).

Par contre, il y a évidemment place, dans le service public, pour des équipes de thérapie familiale et de couple systémique, qui, à mon avis toujours, doivent se tenir à l’écart des prises en charge institutionnelles afin que la famille/le couple, soit client d’une relation – C telle qu’elle peut se voir en pratique libérale.

LECTURE CONSTRUCTIVISTE DE L’INTERACTION THERAPEUTIQUE.

Comment savons-nous ce que croyons savoir ?

C’est par des modèles, conscients ou inconscients, implicites ou explicites, que nous lisons le monde qui nous entoure, les relations qui s’y déroulent. Nous n’avons jamais accès à une réalité du monde qui serait pré-existante à notre relation avec lui.

Le constructivisme postule, au-delà même de la modification de l’observé par l’observant, qu’il y a une véritable création de l’un par l’autre.

Certes, classiquement, « la carte n’est pas le territoire », mais « le territoire, c’est aussi la carte », c’est à dire que nous n’avons que des cartes.

Ces cartes du monde que nous ne pouvons que confronter dans nos interactions inter-humaines déterminent alors la seule réalité possible, celle que nous co-fabriquons avec les autres. D’où, d’une part, la nécessité de poser comme principe la pluralité irréductible des cartes du monde, avec pour corollaire que des points de vue différents vont s’y montrer, et d’autre part, que ce monde commun co-construit, qui ne peut être qu’appauvri s’il est abordé avec des méthodes réductionnistes, nécessite (c’est le « postulat de complexité ») des méthodes de modélisations explicites pour son intelligibilité.

Dans la rencontre avec une famille en thérapie, je ne puis plus me considérer extérieur au système avec lequel j’inter-agis. Le système pertinent devient thérapeutes + famille, dont la délimitation, vis à vis d’autres systèmes, englobant, est co-construite aussi par thérapeutes et famille. Dans ce système thérapeutique, je dois alors postuler la compétence de la famille, ses capacités auto-thérapeutiques, la pertinence (éventuellement contre les apparences) de ses cartes du monde.

Du côté du sous-système thérapeutes, le respect de la complexité de toute situation implique, pour la pertinence – j’aime dire la justesse et la justice – de la modélisation comme voie vers une intelligibilité, le fait d’être plusieurs ; c’est le sens pour moi, avant toute déclinaison technique, de l’Equipe Réfléchissante (Tom Andersen).

La thérapie avec la famille, c’est un objet flottant (P. CAILLE) que construisent ensemble les deux sous-systèmes. P. CAILLE utilise cette métaphore de la boule de glaise modelée tour à tour par le jeu des actes et des paroles.

Le thérapeute est un questionneur, un passeur. Le questionnement circulaire (Ecole de Milan) est sa base, adapté à la circularité des inter-acteurs :

« Que fait Paul lorsque maman pleure, l’air fatigué, et que papa détourne la tête ? » (les actions)

« Que pense votre femme de votre changement de ton ? » (pensées)

« Comment voyez-vous les relations entre vos deux enfants ? » (relations)

« Si votre fils apprenait à lire, que ferait votre conjoint ? » (suppositions)

« Dans dix ans, quelle sera la distance entre votre fille et son père ? » (avenir)…

De l’entretien circulaire, il se risque à l’entretien constructiviste (R. NEUBURGER), c’est à dire qu’il favorise plusieurs lectures différentes de l’expérience par des positionnements différents :

linéaire, car dans le système thérapeutes + famille il existe des croyances en des causalités (c’est A ou bien B ; il a fait cela parce que …)

circulaire, et il s’intéresse aux communications, aux hiérarchies, aux coalitions, aux rétro-actions qu’il hypothétise,

temporel, à travers l’équilibre homéostasie – changement et l’impact sur lui des évènements et des cycles de vie,

identitaire, enfin, car un système (individu, famille, institution) c’est aussi une identité. Et celle-ci peut paraître forte, assumée ou au contraire meurtrie, brisée. Elle dessine des mythes (familiaux ou thérapeutiques) et s’incarne dans des rituels. Elle se construit tout au long de l’histoire des appartenances (groupes de pairs, couple, famille d’origine, néo-famille… mais aussi groupes extra-familiaux).

Quelles lectures les thérapeutes font-ils ? Quelles lectures fait la famille ? Lesquelles semblent exclues, impossibles ?

Le thérapeute utilise aussi des objets flottants (génogramme, sculpturations du problème, des relations ; représentations de l’identité par des moyens métaphoriques : tableaux de rêve, objets, peintures, blasons ; chaise vide du Plus Un c’est à dire la famille elle-même).

Plutôt qu’une éthique de changement, il use une éthique de choix. Si l’autonomie c’est l’intersection de plusieurs dépendances, si l’aliénation c’est la dépendance unique, ou la lecture unique (pour le thérapeute ou pour la famille) alors le thérapeute-passeur vise à augmenter le nombre de choix possibles (cf. V. FOERSTER), incluant celui de l’homéostasie, du non-changement apparent. Par définition corollaire, la thérapie systémique est non-prédictive.

Outre la forme du questionnement, la respiration des séances par les aller-retour du thérapeute entre l’équipe réfléchissante et la famille, et la respiration entre les séances par un temps suffisamment long, renforcent co-construction, postulat de compétence, et non-prédictivité.