Deuil, Oubli, Narration

Deuil, Oubli, Narration

Que faisons-nous de ce qu’on nous a fait ?

ou de ce que nous avons fait

Colloque Traumatisme et Résilience

Grenoble 1er juin 2002

Alain CHABERT

21 avril 2002 ; élection présidentielle française : Jean-Marie LE PEN sera présent au deuxième tour ; 20 % des suffrages se sont portés sur des candidats d’extrême droite.

5 juin 2002, deuxième tour : 5,5 millions d’électeurs ont voté pour un candidat fascisant, raciste, xénophobe.

Le thème de ce colloque me paraît aujourd’hui complètement immodeste. Traumatisme et Résilience, que faisons-nous de ce qu’on nous a fait ? Je vais essayer d’être encore plus immodeste et de m’aventurer sur la question corollaire : de quoi l’humanité dispose-t-elle ? (pour faire face à « ce qu’on nous a fait » c’est-à-dire aussi, bien sûr, à ce que nous avons fait). (voir l’actualité récente !)

  1. Il faut d’abord faire un détour par quelques caractéristiques d’une identité qui soit humaine, caractéristiques qui me semblent mises en danger lorsque s’exercent sur Nous (disons : l’individu et/ou ses systèmes d’appartenance, et/ou le corps social, et/ou…) les forces de destruction, de façon exceptionnelle ou habituelle.

Temporalité

Nous ne sommes pas seulement historiques, au sens où notre vie, individuelle, s’étend – ou plutôt se sera étendue – entre naissance et mort, nous inscrivant dans la dialectique de l’instant et de la durée.

Nous sommes aussi intra-temporel, c’est-à-dire que nous partageons le temps avec d’autres, un temps datable, public, rythmé. (Cette intratemporalité H. Arendt dirait que nous, humains, nous apparaissons au milieu d’autres hommes dans un monde temporel).

Mais notre temporalité comporte une autre dimension, essentielle, que Martin Heidegger appelle « Etre-pour-la-mort » dont la reconnaissance – rare d’après lui – fait accéder à l’authenticité de l’existence. Dans une lettre à Albert Einstein qu’il écrit en 1932, Freud – il répond à une question que lui pose Einstein, cette question c’est « pourquoi la guerre ? » – commence par dire la nécessité pour lui de concevoir simultanément les pulsions de destruction ou pulsions de mort et les pulsions d’Eros ou pulsions de vie, nécessité conceptuelle pour lui mais nécessité existentielle pour l’humain. Etre-pour-la-mort, être destiné à mourir, mais aussi, à voir mourir d’autres que soi ; cette temporalité essentielle nous donne un mode d’être-au-monde dominé par le Souci. Le temps est Souci et le Souci est temporel, et c’est ce qui nous permet d’imaginer le futur par l’anticipation et de représenter le passé par la mémoire ou par l’Histoire, notamment par l’attribution du Mourir à Soi, aux Proches, aux Autres. Alors dit Ricoeur « pouvoir faire mémoire peut être tenu pour un pouvoir de l’Être, comme parler, agir ou raconter ».

Ipséité

A la question de la permanence de Soi dans le temps, Paul Ricoeur répond en opposant la mêmeté, ou identité-idem et l’ipséité ou identité-ipse. Si on privilégie le premier mode, on s’attache à la continuité, à l’extrême ressemblance malgré le vieillissement, et on doit faire la supposition d’une substance qui persiste et qui s’incarne dans le caractère, les habitudes. Si on privilégie l’identité-ipsé, alors on pense un maintien de soi, qui ne se laisse pas réifier dans un caractère, qui donc accepte variabilité et discontinuité, qui apparaît dans la parole tenue, la fidélité à la parole donnée. C’est un Qui, dont l’unité de vie est une totalité singulière, qui la distingue de tout autre. Ricoeur montre que cette unité est narrative, reposant sur un rassemblement de sa vie en forme de récit. « Qui », c’est celui qui peut se raconter, qui peut se désigner lui-même comme locuteur, comme agent, comme narrateur et comme sujet d’imputation morale.

Pluralité

Suivons H. Arendt : ce qui est le plus proprement humain dans l’activité des hommes, c’est l’Acte et la Parole. Mais, alors qu’il peut y avoir du travail et de la fabrication dans l’isolement, il n’y a d’Acte et de Parole qu’entourées du réseau des Actes et des Paroles des autres, dans leur Pluralité. Cette Pluralité, une infinité de points de vue, tous différents, irréductibles les uns aux autres, nous entraîne dans la fragilité : mon point de vue sur le monde n’est jamais assuré, ne peut jamais atteindre une quelconque réalité. D’où la Polis des grecs, la politique, soit la mise en commun des Actes et des Paroles. Ceci créé un domaine public, un monde-commun qui peut alors donner à nos perceptions le sentiment du réel. C’est seulement s’il est « en commun » que le monde nous apparaît réel. C’est dans ce domaine public qu’un sujet peut apparaître, prendre une initiative. (Par là, il se communique, il commence à la fois quelque chose et quelqu’un). Mais cette initiative (Acte ou Parole) ne se produit que dans une communauté d’égaux où tous vont agir et réagir, réagir à la réaction, etc… Les conséquences de cette initiative sont donc à la fois irréversibles et imprédictibles. C’est tout cela la « fragilité des affaires humaines ». Et nous avons inventé –parce que, aussi, Actes et Paroles, peuvent avoir des conséquences épouvantables – le Pardon et la Promesse pour qu’existent à nos yeux quelques îlots de réversibilité et de prédictibilité.

Filiation

Cette composante d’une identité humaine est d’une extraordinaire complexité. Il s’agit à la fois d’assurer ces continuités (de l’espèce, de la nationalité et/ou groupe social, de la famille…) et de permettre que survienne du neuf, qui n’aura jamais auparavant existé. (Augustin : « Initium ut esset, creatus est homo, ante quem nullus fuit »). L’apparition d’un homme, d’une nouvelle génération, c’est ce qui permet que quelque chose commence, qu’une initiative puisse avoir lieu. Continuité/commencement, Robert Neuburger pourrait nous dire « comment transmets-tu à la fois Sois conforme et Sois différent ? ».

Pour cela se mêlent chronologie (succession des générations par translation successive des places : enfant parents grands-parents aïeuls ancêtres …), et généalogie (ce qui se transmet en héritage de toute sorte, soit une identité de lignée). Et s’y superpose l’identité sexuelle et sa transmission, du même au même ou de l’opposé à l’opposé, avec là-aussi constructions de lignées, masculines ou féminines. Mais cela est complètement intriqué avec ce que M. Moiseef appelle l’appropriation sociale : l’ordre social détermine les critères pour pouvoir être considéré comme parents d’un enfant singulier, et simultanément repère tout individu dans un système de parenté. Par cette double opération nous pouvons être reconnus membre d’une société. Un moment essentiel – et essentiellement fragile – de cette appropriation est décrit par Pierre Legendre comme permutation symbolique des générations. Des parents deviennent parent d’un enfant-parent ! (Enfant de, nous devenons parent d’enfant de, puis parent de parents d’enfants de). En même temps cette inscription nous situe sur un plan plus vaste de succession de générations (les prédécesseurs, les contemporains, les successeurs). Et nous savons aussi l’importance des identités filiatives imaginaires revendiquées, assumées, ou dévoilées, fières ou honteuses.

Vie de l’esprit

Je vais commencer par citer un philosophe arabe, musulman, mort en 950 à Damas, al-FARABI, dans un traité dit La Politique :

« Quant au bien et au mal volontaires,…, ils sont le propre de l’homme. Le bien volontaire ne naît que d’une seule manière,…, le bonheur que seul l’homme intellige et dont seul il a conscience est atteint par la faculté rationnelle spéculative et ne l’est par aucune autre… Quant au mal volontaire… quand l’homme manque d’énergie pour parfaire la faculté rationnelle spéculative, il n’a pas conscience de ce qu’est le bonheur, il dresse comme la fin qu’il se propose dans la vie tout autre chose… : l’utile ou le plaisir, ou la domination, ou la gloire… Et ce qui en résulte est tout entier mal ».

H. Arendt assiste au Procès Eichmann à Jérusalem. Ce qui la frappe c’est ce qu’elle appellera « la banalité du mal ». Des crimes monstrueux, commis par un personnage tout à fait ordinaire, sans réelle conviction ou motivation, avec pour seule caractéristique : un manque de pensée. (Il utilise des clichés, des phrases toutes faites). H. Arendt pose alors le rapport nécessaire entre la faculté de distinguer le bien et le mal et la faculté de penser. Penser, c’est ici l’activité spéculative qui nécessite pour s’exercer de pouvoir se retirer du monde – « ou bien je pense, ou bien Je suis » – de pouvoir manifester dans le monde le produit de cette activité, par le langage, et de l’articuler aux autres activités de l’esprit, Vouloir et Juger, soit ce que Aristote appelait Prakton – raison pratique.

C’est cette raison spéculative, ce Penser, dont l’absence produit la méchanceté. Cette activité, qui traite de l’invisible, du non palpable, tout le monde doit l’exercer – et, selon les circonstances, elle peut venir à manquer, même chez des gens très intelligents…

2. Ce qu’on nous a fait, ce que nous avons fait… traumatismes

Traumatisme

Ce qu’on nous a fait

Ce que nous avons fait

Temporalité

Désorientation initiale

Distorsion du temps

Temps arrêté de la répétition

Etre-déjà-mort

Camps de concentration (ou d’enfermement)

Production d’une activité réduite à la survie immédiate, biologique, où ça ne s’arrête jamais (hors temps)

Meurtre aléatoire

Ipséité

Perte du soi, de son identité du Qui ?

Perte du statut de sujet (blessure narcissique)

Rabattement sur des stéréotypes caractériels

Techniques de destruction du sujet, du « qui » ?

Torture

Anonymat, suppression du nom et remplacement par un numéro

Pluralité

Prise dans une masse indifférenciée

Etre isolé et n’importe qui

Etre « hébété, tranquillisé, fonctionnel » (mythe de survie)

Suppression de la démocratie

Fabrication de la masse

Inclusion forcenée

« Ein Volk, Ein Reich, Ein fürher »

Filiation

Détachement des appartenances

Indifférence aux parents, aux enfants, petits enfants…

Détachement de l’activité sexuelle

Conception « bouchère » de la filiation « tu es juif, fils de juive ! »

« je suis français de souche »

« c’est une cantinière »

Viols systématiques

Stérilisation puis extermination des fous

Vie de l’esprit

Stupeur initiale

Remplacement de la raison

spéculative par le symptôme répétitif

Attaque de la capacité de penser

Production des Papon(s), des Eichman(s) et des beaufs racistes

Désinformation,

mensonge, aveuglement

Double-bind industriel

  1. De quoi dispose l’Humanité… Résiliences

Deuil

Dolus en bas latin, puis dol au moyen âge, puis doel, duel, et enfin deuil, tout un travail de la langue pour nommer cette affliction, cette impression de tristesse profonde, cet aspect lugubre de celui qui éprouve le chagrin de la mort d’une personne. Mais deuil, par métonymie désigne aussi la perte de l’être cher elle-même, les signes extérieurs de l’affliction, en particulier les vêtements, signe codifié bien sûr, le temps pendant lequel doivent apparaître ces signes codifiés, et le cortège funéraire lui-même…

Deux articles de Sigmund Freud éclairent cette question : « Deuil et Mélancolie »… et « Considérations actuelles sur la guerre et la mort » en particulier le deuxième essai : « Notre rapport à la mort ». Ces deux articles sont de 1915. Il propose de substituer à la formule classique « Si vis pacem para bellum » si tu veux la paix, prépare-toi à la guerre, la néoformule « si vis vitam, para mortem » si tu veux la vie, prépare-toi à la mort.

Le deuil, c’est une réaction régulière à la perte d’une personne aimée. Freud reconnaît que la perte peut concerner aussi « une abstraction » (il cite la patrie, la liberté, un idéal). Certes le sujet présente, de « graves  écarts » par rapport à son comportement habituel, soit l’humeur dépressive, douloureuse ; le retrait de l’intérêt envers le mode extérieur, allant avec une inhibition de l’activité, et une baisse de la capacité d’aimer. Mais c’est transitoire, cela va disparaître et surtout ce deuil, c’est un travail. Ce travail de deuil maintient l’existence psychique de l’objet, tout en en détachant les connexions, les investissements (Freud dit « morceau par morceau »). Et c’est ce travail qui est douloureux mais qui n’est pas un état morbide ! Dès lors « il serait inapproprié, voire nocif, de le perturber ».

Si l’inconscient ne peut se représenter la mort de soi, éprouve du plaisir à tuer l’étranger, est ambivalent à l’égard de la mort de l’aimé, la culture, la socialisation nous éloignent de cela, jusqu’à ce que la guerre nous laisse dépourvus de cette socialisation : alors nous ne croyons plus à notre mort, nous souhaitons la mort de l’ennemi et nous passons outre à la mort des aimés. L’usage métonymique, travail de la langue sur le « Deuil » nous indique que ce travail de deuil intrapsychique a son pendant social. Le deuil, c’est une affaire collective, une affaire d’appartenance. Par les rituels funéraires, non seulement la mort mais surtout les porteurs du deuil appartiennent à une communauté qui leur attribue des places (conjoint, parents, proches, connaissances). La communauté peut même définir une fonction de « deuilleur » (ou de deuilleuse) pour désigner les personnes qui pleureront ou chanteront lors de la cérémonie funéraire.

(Qu’est ce qui se perd, comme compétence de la communauté organisée en groupes d’appartenances quand on fait appel au Psy, risquant de perturber le travail de deuil ?).

Oubli

Je vous propose de chercher à pouvoir penser et dire « Première, deuxième, troisième génération, nous sommes tous des enfants d’immigrés »… Je suivrai surtout Paul Ricoeur dans ce procès de constitution d’une mémoire « apaisée », procès dans lequel l’oubli tient un rôle essentiel (gardez en mémoire, en oubli, que ce procès est circulaire…). La mémoire est collective (Maurice Halbwachs). Des souvenirs communs avec d’autres me font membres d’un groupe. Leur témoignage m’est alors indispensable dans le rappel du souvenir. C’est pour d’autres que je reconstruis des évènements qui nous ont concernés, d’autres qui se définissent par leur place dans un ensemble. Ce groupe, dont je suis, favorise sa propre remémoration d’un événement. Quand je ne fais plus partie d’un groupe, la mémoire d’un souvenir commun s’estompe. Ce que Maurice Halbwachs appelle « cadres sociaux de la mémoire », ce sont les groupes d’appartenance simultanés ou successifs, dont la famille, bien sûr, « chaque mémoire individuelle est un point de vue sur la mémoire collective ; ce point de vue change avec la place que j’y occupe ; cette place change selon les relations que j’entretiens avec d’autres milieux ».

Le rappel du souvenir présente une double face, cognitive et pragmatique. Sa face cognitive, la reconnaissance, c’est elle qui nous procure cette jubilation, ce plaisir d’être assuré que quelque chose s’est passé avant que j’en fabrique un souvenir. Sa face pragmatique, c’est l’effort, le travail, que ce rappel exige. Ce travail est individuel, certes. Ce travail, qu’il nomme de remémoration, Sigmund Freud (« Remémoration, Répétition, Perlaboration » qui date de 1914), qui nécessite pour lui courage et patience du thérapeute et du patient, il l’oppose à la compulsion de répétition où le passage à l’acte se substitue au souvenir : « le patient ne reproduit pas le fait oublié, il le répète ». Ce travail de mémoire, individuel, a son pendant collectif. Nous l’avons repéré plus haut avec Maurice Halbwachs. Mais, il faut le voir dans le travail de l’historien, qui apparaît dès que la pluralité des hommes, et donc des points de vue, organise sa fragilité en une Polis ; et inversement disparaît dans les tentatives totalitaires d’effacement négationniste (du « point de détail » aux thèses révisionnistes), d’effacement, et non d’oubli. L’effacement, c’est l’effacement des traces, aussi bien traces neuronales et traces psychiques au niveau de l’individu et de ses groupes d’appartenance, que traces de témoignages d’archives ou de vestiges du passé au niveau du corps social ; il met en jeu l’érosion due au vieillissement d’une part, mais aussi la volonté d’effacer d’autre part.

L’oubli, c’est, au contraire, une réserve. Par lui le souvenir persévère, demeure à l’état de virtualité. Au n’être-plus de l’effacement, il oppose l’ayant-été du souvenir. Par là, il est la condition de la mémoire et du travail de remémoration (L’Ars memoriae implique un Ars oblivionis !).

Le collectif intervient aussi dans cet oubli de réserve. C’est Marc Augé (« les formes de l’oubli ») qui l’a montré, en ethnologue, à propos de rites : rites de possession (en un oubli du Présent, on retourne au passé) ; rites d’inversion de rôles ((en un oubli des liens avec passé et futur, on trouve un présent différent) ; rites d’initiation (en un oubli du passé, on s’ouvre au futur).

Le couple oubli de réserve/travail de remémoration, c’est l’apaisement de la mémoire, pour le sujet car c’est une respiration entre moments d’appropriation et moments de distanciation. Pour le collectif, la reconnaissance sociale de la nécessité de la perte – non définitive – pour éviter « l’irréparable, l’inextricable, l’irréconciliable » (Ricoeur), repose dans la mise en commun des Actes et des Paroles, la Polis, sur le couple recherche du compromis/accueil du dissensus.

Narration

Tout est assimilable pourvu qu’on en fasse le récit (Aristote, ré-écrit par H. Arendt) ! Si l’expérience d’extrême douleur, physique ou psychique nous absente du Monde, nous mette en perte-du-monde, c’est le récit, la narration qui nous rend-au-monde. Il vaut mieux dire les récits, les narrations. Car, pour nous rendre au-monde, après ce qu’on nous a fait, ou ce que nous avons fait, les récits doivent apparaître, dans un espace commun, entre les hommes, et s’y entrecroiser. L’oubli est nécessaire aux récits, forcément sélectifs, non exhaustifs, mais alors aussi pluriels, de perspectives et de points de vue multiples, différents.

Le héros grec, c’est le nom donné à chacun des hommes libres, qui avait participé à l’épopée de la guerre de Troie et de qui on pouvait conter une histoire. Environ quatre siècles après Homère et son rassemblement dans « Iliade » des légendes de la guerre d’Illion, les dramaturges grecs, du V ème siècle (avant J.C. !) racontent et re-racontent le monde de la guerre de Troie, et leur monde.

Eschyle a 18 ans lors de l’apparition en 507 avant J.C. de la démocratie, 35 lors de la bataille de Marathon et 45 de Salamine (480 avant J.C.) batailles contemporaines des conflits entre démocrates et adversaires de la démocratie. Ephialte, leader des démocrates, meurt en 461 avant J.C. ; L’Orestie est écrite en 458 avant J.C. Agamemnon, les Choéphores et les Euménides, racontent comment Agamemnon, qui a sacrifié Iphigénie, une de ses filles, pour des vents favorables, est allé faire le siège de Troie, a anéanti un peuple et détruit une ville ; ramenant Cassandre en captive violée ; il est tué, après Cassandre elle-même, par sa femme Clytemnestre et son amant Egisthe. Les amants seront tués par Oreste, fils d’Agamemnon et Clytemnestre, sur injonction de sa sœur Electre. Oreste sera poursuivi, jugé devant Athéna et Apollon par un jury humain, finalement acquitté.

Sophocle, homme politique, voit voter en 451 avant J.C. une loi définissant comme seuls citoyens, ceux nés de père et de mère Athéniens. Il écrit Ajax en 445 avant J.C. environ, (épisode de la folie et de la mort d’Ajax qui a été privé au bénéfice d’Ulysse des armes d’Achille).

Tecinesse (captive et esclave sexuelle d’Ajax) « je n’ai plus rien vers quoi tourner les yeux, rien, si ce n’est toi. Ta lance a détruit ma patrie. Mon père, ma mère, un autre coup les a jetés à bas et transformés en morts, habitants des enfers. Toute ma vie à moi est en toi, en toi seul. Mais, toi aussi, garde de moi quelque mémoire… ».

Et en 425 avant J.C. il donne un « Electre » qui reprend à partir d’une lamentation d’Electre sur son père mort, le thème de l’Orestie.

Euripide traite le monde de Troie dans Andromaque, Hécube, Oreste, Electre, Iphigénie en Tauride et Iphigénie à Aulis. En 415 avant J.C. quand il donne les Troyennes, les Grecs ont pris la ville de Milo (Dorie), tué les hommes adultes, vendu les femmes et les enfants, et se préparent à une expédition en Sicile. Euripide conte les malheurs de Troie symbolisés par les captives promises à l’esclavage

« Hélas, coup sur coup se succèdent

vers les pays les infortunées

Veuves désolées des Troyens,

Voyez le corps d’Astyanax

Lancé comme un affreux jouet

Du haut des tours

Il est aux mains des Grecs, ses meurtriers ».

Catharsis, épuration des émotions, rendue possible par la mise en intrigue, par l’intelligibilité du récit dans lequel les actions pitoyables ou effrayantes sont représentées (mimesis praxeos : représentation d’actions). Le couple Action-Représentation, constitutif de la narration, en ce qu’il travaille l’événement pour les auditeurs, les lecteurs, les spectateurs, les commentateurs (c’est ce que P. RICOEUR appelle « re-figuration »), est matrice du lien social. Ceci dit l’extrême nécessité de continuer les mises en récit de la torture que certains ont pratiqué en Algérie, ou de la participation des fonctionnaires de Vichy à l’extermination des juifs d’Europe.

Mais ce couple Action-Représentation, dans la mise en récit, la narration, à partir de l’événement, est aussi matrice des identités individuelles qui instituent ce lien social par la mise en commun des Actes et des Paroles. En entrant dans un récit, dans un mouvement, l’événement perd son caractère simplement inattendu, surprenant. S’il reste contingent, ce n’est plus simplement une contingence physique, externe, mais une contingence narrative, qui mêle le surprenant et le nécessaire. Il fait avancer l’histoire, il perd (P. Ricoeur) sa « neutralité impersonnelle ». Cette histoire est narrable et narrée, révèle un agent – et pas un auteur.

H. Arendt : « quelqu’un a commencé une histoire, en est le sujet au double sens du mot : l’acteur et le patient ; mais personne n’est est l’auteur ». Ce qui se maintient alors, par la narration, c’est le « Qui » ; il s’appuie sur une connexion entre les évènements constituants et constitués par la mise en récit.

P. Ricoeur élargit son point de vue pour nous proposer la notion d « identité narrative » d’une personne. Son unité de vite est une totalité singulière, qui la distingue de tour autre. Fragile, elle est menacée par les évènements imprévisibles, mais elle peut les rassembler en récit (« le hasard est transmué en destin »). Il faudrait alors fermer une boucle avec les récits, les narrations de toutes les autres « totalités singulières », qui vont se confronter dans l’entre-deux « peuplé des objets-du-monde et des relations humaines » (H. Arendt)

CONCLUSIONS

Espérons que nous échapperons encore aux délires nauséabonds…

Pour autant, assignés que nous sommes à la place d’experts en résiliences, de graves dangers nous guettent, dans ce que nous pouvons faire… La tendance de notre temps est en effet au rabattement d’un droit sur une gestion des populations : trois exemples

1.

Droit au logement Interdiction d’être S.D.F.

Et et

Obligation de fournir un toit Droit de ne pas voir l’exclusion

2.

Droit aux soins Obligation de se soigner

Et et

Obligation de prendre soins Droit de ne pas voir la souffrance

3.

Droit au récit Obligation de parler

Et et

Obligation d’écouter Droit de ne pas voir la blessure

Cette tendance s’appuie sur l’appel à l’expertise et produit facilement une perte de compétence sociale.

Ce que peut faire un thérapeute, c’est contribuer à fabriquer un néo-système éphémère, transitoire, où puisse avoir lieu un travail de mémoire comme travail triple de deuil, d’oubli et de narration ; dans ce néo-système le thérapeute, tricoteur constructiviste, est facilitateur mais c’est le sujet, en tant qu’agent et patient, respecté ainsi que ses systèmes d’appartenance, dans ses compétences sociales, qui peut seul remettre en mouvement Temporalité, Ipséité, Pluralité, Filiation et Vie de l’Esprit.

« C’est une vérité admise depuis bien longtemps chez les hommes, qu’on ne peut savoir, pour aucun mortel, avant qu’il ne soit mort, si la vie lui fut ou douce, ou cruelle » (Sophocle).

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