Des chemins qui ne mènent pas nulle part

DES CHEMINS QUI NE MENENT PAS NULLE PART

Pré-ambule

Je voudrais remercier l’AMPI de cette invitation, et notamment Danielle BISSUEL. C’était une invitation à marcher, et, Danielle, je vais vous faire une confidence : vous avez marché tout au long du mois d’octobre. D’ailleurs, Nadège, tu as marché aussi.

Les étapes d’une randonnée pédestre (trekking) au Mustang (partie du Népal) laissent du temps pour lire, écrire, penser…

Pendant 3 semaines, se sont mêlés l’histoire d’une famille, pour qui je devais écrire un conte systémique, « Chemins qui ne mènent pas nulle part », que je devais préparer pour aujourd’hui, et la marche.

Danielle et Nadège, vous avez donc dialogué avec les membres de cette famille, les marcheurs, et quelques membres de la famille systémique constructiviste, pères fondateurs ou illustres successeurs.

Ce sont ces trois fils tissés que je vais essayer de vous narrer.

La rivière tranquille

Le ruisseau impétueux

Marche du matin

Vignette clinique « comme pour une présentation »

Floréal, 47 ans, ingénieur agronome, et Mélusine, 45 ans, AMP, ont 3 enfants : Gregor, 15 ans, Mara, 12 ans, et Lutin, 11 ans. (J’ai changé les prénoms, évidemment).

Ils consultent pour Gregor, surtout, avec lequel ils éprouvent beaucoup de difficultés (désobéissance, refus de l’autorité, trop nombreuses heures sur l’ordinateur). Testé « Enfant à Haut Potentiel, a été évoqué pour lui une possibilité de Syndrome d’Asperger, par une psychologue qui l’a reçu deux ou trois fois.

Mais ils consultent aussi pour toute la famille ; ils sont tous deux « déprimés », Lutin a été encoprétique jusqu’à 8 ans et a encore des « accidents », Floréal est épileptique, tous les enfants ont de l’herpès, et Gregor est traité pour de l’asthme.

Mais c’est bien la préoccupation au sujet de Gregor qui domine : il n’a quasiment pas de vie sociale, pas d’amis ; il ne manifeste aucune empathie pour les autres, est décrit comme « aveugle aux autres » ; il ne joue pas ; sa mono activité est sur l’ordinateur, surtout pour inventer des programmes ; il refuserait toute autorité, raisonnant sur tout, vivant dans son monde, sauf au lycée.

Tous deux, Floréal et Mélusine, ont fait des études supérieures. Floréal est plutôt satisfait de son travail, Mélusine moins ; elle aurait voulu devenir enseignante, a préparé le concours, mais n’a pas achevé son cursus. Les enfants sont respectivement en 2nd, 5° et 6°, tous très bons élèves.

Cette famille a été reçue à neuf reprises. La prochaine et dernière séance aura lieu dans quelques jours ; un follow-up aura lieu dans quelques mois. Les symptômes dépressifs des parents ainsi que l’isolement social de Gregor ont très largement diminué, ce que devra confirmer le follow-up. La tension dans le couple a baissé, mais l’ambiance conjugale reste difficile. La question se pose de thérapies individuelles et/ou de couple…

Non, non, cela ne va pas ! On ne peut pas raconter une thérapie familiale systémique constructiviste comme cela, c’est trop objectivant !

Montée

Effort soutenu

Réguler la respiration

Alors…

Il était une fois un pays étonnant où, dans une grotte, à la manière des nains, un groupe de Hobbits exerçaient, vaille que vaille, l’art des magiciens…

C’est du moins ce qu’on prétendait dans la contrée…

Vinrent les solliciter une tribu de Princes-Manants, qui souhaitaient soulever essentiellement deux questions ; Quelle est la légitimité des deux adultes à organiser la vie de la tribu ? Quels sont les devenir de chacun des trois jeunes ?

« Nous portons, tous les cinq, dirent-ils, des douleurs pernicieuses, et nous craignons que l’une d’elle, surtout celle du plus grand des jeunes, mais aussi celles des adultes, mais, au fond, celles de tous les membres de notre tribu, ne soit mortelle, pour le corps ou pour l’esprit. »

Il apparut aux Hobbits qu’un sortilège leur était tombé dessus depuis plusieurs années : le sortilège de Château Endormi ! Tout semblait s’être figé à l’intérieur du château, aussi bien les occupants que les murs eux-mêmes. A l’extérieur, chaque membre de la tribu parvenait à donner le change, et était apprécié des autres habitants de la contrée.

Ils étaient donc cinq, les Princes-Manants, à se serrer dans cette grotte étrange, un peu déstabilisés par les usages des Hobbits. L’un de ceux-ci, Ringmo, peut-être un ambassadeur, conversait avec eux, mais allait discuter régulièrement avec les autres, notamment une certaine Passang. Ces derniers observaient les conversations par une fenêtre magique. Etait-ce une aide, un contrôle ?

Ringmo posait beaucoup de questions, à la forme inhabituelle, mais sans doute en usage chez les Hobbits magiciens ; il n’indiquait pas de direction, donnait du travail, semblait aimer dessiner et faire dessiner.

Comment les Princes-manants apparaissaient aux Hobbits ?

Tous semblaient de grande intelligence et d’une extrême sensibilité. Mélusine et Floréal étaient les adultes. Douce, Mélusine avait des yeux qui semblaient regarder au-delà de la sérénité, vers des dangers menaçants. Plus rugueux, Floréal laissait ses épaules révéler sa langueur, son doute essentiel. La fatigue paraissait toujours sur le point de les engloutir ;

Gregor, le plus grand des jeunes, se montrait ombrageux et fier, discutait pied à pied avec Ringmo, comme avec Floréal et Mélusine, mais le bouclier de son extrême volonté ne semblait pas arrêter toute peur pour lui.

Mara, un peu plus petite, était peut-être la gardienne de la confiance, mais n’était-ce pas un poids un peu lourd ?

Lutin, le plus petit, laissait, plus encore que Mara, s’exprimer ses émotions ; il partageait ostensiblement le doute de Floréal, et aimait toucher les autres de son corps.
« Nous avons beaucoup voyagé, racontèrent Floréal et Mélusine, pour explorer cette planète inconnue, à la recherche du sens de la nature. Nous partîmes deux, et devînmes trois, puis quatre, puis cinq comme aujourd’hui.

Mais, avant notre départ, nous dûmes rencontrer le conseil des anciens. On nous rappela que des sorts étaient supportés par les Princes-Manants des générations déjà venues, comme une malédiction qui faisait pleurer le cœur et le ventre des femmes, et se repousser comme de mauvais aimants les pères et les fils. Des peines nous poursuivraient le long de notre voyage.

Cinq petites boites nous furent données, chacune contenant un minuscule parchemin où étaient inscrits deux mots. C’étaient : « Spleen affreux », « Peur Irritante », « Raideur étouffante », « Prison parfaite » et « Caca sournois ».

Le conseil nous souffla, heureusement, aussi cinq vents aux noms de « Rire », « Modestie », Musique », Nature » et « Curiosité ».

Et surtout, nous, Mélusine et Floréal, choisîmes chacun un talisman, que Gregor, Mara et Lutin complèteraient au fur et à mesure, jusqu’à cinq talismans : Une cape en plumes d’Aigle, une carte de la clairière de la félicité, un minuscule boulier de calcul, un sablier et un foulard multicolore. »

Ringmo, Passang, et les autres Hobbits échangeaient :

« Floréal s’énerve, Mélusine s’inquiète, Gregor s’aveugle…da capo.

Mara chamaille Lutin, Gregor arbitre.

Gregor, Mara et Lutin paraissent sensibles aux douleurs pernicieuses de Floréal et Mélusine, et ils utilisent leurs petites boites « Raideur étouffante », « Prison parfaite » et « Caca sournois », au service des adultes.

Tous s’aiment beaucoup, mais ils sont comme des hérissons qui auraient la peau trop sensible et se piqueraient en voulant se câliner.

Mais Lutin apaise par le toucher.

Surtout, ils possèdent deux idéaux merveilleux mais difficiles à concilier, le respect absolu de la liberté des individus et le sens du collectif source de sécurité. »

« Notre voyage a été très mouvementé, reprirent les Princes-Manants. Parfois, nos cinq vents se groupaient en alizés  Petits Bonheurs ; d’autres fois ils se dispersaient, laissant Malheureuse notre Intelligence.

Nous partîmes de Bon Port de Pétanque Fleurie, connûmes la Crique abritée de Pain de St Paul. Puis, le Rocher-Charybde de Doutespoir faillit briser notre navire. Un doux répit nous fût accordé sur les Plages de Robinson Crusoé, où la mer, chaude, léchait nos pieds, et où les arbres donnaient tant de fruits sous les étoiles !

Mais nous reprîmes la navigation, et le Tourbillon-Scylla de la mer des Fragilités fût sur le point de nous noyer, Mélusine, Floréal et Gregor. La mort nous frôlât vraiment de près !

Ensuite, une tempête violente nous assaillit dans le golfe de Régression. Tout était noir, et noir, c’est noir !

Vaillamment, nous associâmes les rames à la voile, pour aborder l’Ile de Viso. Là, nous nous sentions forts. Et Mara nous rejoint à ce moment.

Lutin nous avait rejoints, à son tour, quand il fallut affronter les Récifs Mauvais des Solitudes, où l’équipage que nous formions, aurait pu éclater en chacun pour soi. 

Nous aurions pu dire qu’enfin nous trouvâmes le Havre Cathédrale, le Château aux vingt-cinq beautés.

Mais un Pot-au-Noir, venu de la mer du Renoncement, nous tombât dessus, sous la forme du Sortilège du Château Endormi.»

Ringmo, après s’être concerté avec Passang et les autres Hobbits, dit aux Princes-Manants, et sa voix tremblait un peu : « Votre récit nous a beaucoup émus. Nous sommes très sensibles au courage, à l’énergie, dont vous avez fait preuve, malgré l’extrême fatigue de ce voyage.

Nous pensons que vous saurez rompre le sortilège du château Endormi.

Mais ce sortilège n’est pas que négatif ! Peut-être vous a-t-il laissé le temps, alors que les jeunes grandissent, Gregor déjà, Mara bientôt, Lutin ensuite, de trouver comment réconcilier libre choix des individus, de leur propre navigation, et maintien du sens du collectif, d’une mer commune. »

Ce conte n’est pas fini. Chacun d’entre vous va, maintenant, écrire la suite qu’il imagine…

Un pied glisse

Descente

Ouvrant sur l’immensité

Cartes

« La carte n’est pas le territoire, mais le territoire, c’est déjà la carte. » (KORZYBSKY)

La première carte dont nous disposons est la fiche téléphonique. Mélusine a téléphoné. Elle semble donc porter l’allégation, partie de la demande selon R. NEUBURGER. Symptômes et souffrances (les deux autres parties) semblent distribués sur tous les membres de cette famille Troubladour. Toutefois, elle rappelle la secrétaire, et insiste sur la préoccupation au sujet de Gregor, évoquant le diagnostic suggéré par une psychologue.

Cette carte n’est pas le territoire. Celui-ci se révèlera dans l’interaction thérapeutique. Comme la carte du Mustang, dans mon sac à dos, n’est pas le Mustang, qui va se révéler sous mes pas. Mais, en même temps, j’aborde le paysage par des yeux toujours déjà informés par la lecture de la carte. Et nous abordons les Troubladour avec des yeux, multiples, déjà en chemin de fabrication d’hypothèses. Un premier cercle se crée, entre mes pas de marcheur, le terrain, la carte que j’ai maintenant dans la tête, et les yeux et la parole du guide, entre mes questions de thérapeute, les Troubladour, les hypothèses des membres de l’équipe et leurs réflexions.

C’est dans ce cercle que se créent des différences, qui seront information pour tous les participants du système famille + thérapeute + cothérapeutes.

« Une information, c’est une différence qui fait la différence. » (BATESON)

Je n’ai jamais accès à un territoire – ici cette famille Troubladour – qui existerait sans ma participation, et mes cartes ne peuvent jamais prétendre être copie fidèle des Troubladour. Un diagnostic est une carte, au sens de Korzybsky. Si je crois que « Asperger », ou « Dépression » sont des copies fidèles de la réalité, j’avance sur un chemin aliénant.

Le chemin étiré

Une rencontre

Namaste

Communication

« On ne peut pas ne pas communiquer. » (WATZLAVICK)

La première séance est évidemment très importante. Nous commençons par faire connaissance, et pour cela, je demande à chacun de présenter son (sa) voisin(e). La communication est circulaire.

A dit à B quelque chose de C, en présence de D.

Par exemple, Gregor présente Mara : « Elle a 12 ans, elle est en 5° ; elle aime critiquer son petit frère, la lecture aussi ; elle est timide et intelligente. »

Floréal présente Mélusine : « 45 ans, mère des enfants, AMP ; elle aime la musique, les ballades en montagne ; elle est impatiente et intelligente. »

La forme de mes questions est importante. Circulaire, elle contraint à penser des différences et à entendre des différences. D’apparence complexe, souvent jugée difficile, elle communique que je les estime capable de penser et de faire des différences.

Les expressions analogiques m’adressent des communications. Floréal, son allure débraillée, ses épaules basses, son sourire rare ; Mélusine, sa mimique apeurée ; Gregor, son regard de défi ; les larmes d’émotion de Lutin ; le regard amical de Mara à Floréal…

Je fais connaissance avec la demande des Troubladour. Qui pose le plus de problèmes à la famille ? Grégor arrive en tête « aveugle aux autres » dit Mara. Mais Mélusine, par son inquiétude envahissante, et Floréal par sa colère – « Il suréagit disent les autres » – « il ne supporte pas que je ne supporte pas son autorité » dit Gregor, le suivent de près.

Qui souffre le plus ? Mélusine, pour Gregor « championne du monde de la souffrance » ; Floréal pour Mara « Il se trouve nul » ; Gregor toujours en troisième.

« Le tout est plus que la somme des parties. » (BERTALANFFY)

Faire donc connaissance avec la famille comme tout. Déjà, les questions circulaires font émerger un système, qui va au-delà des individus qui le composent. Pour faire un pas de plus, montrant que mon interlocuteur principal est la famille, je leur propose de faire le Cartouche des Troubladour. En référence à l’écriture égyptienne, une cordelette, ici un trait, ovale, entoure « tout ce qui compte pour votre famille ». Première approche d’une identité, et, simultanément, d’une restauration d’estime envers elle, c’est un Objet Flottant – je reviendrai plus loin sur concept et pratiques d’Objets Flottants – qui a été inventé à l’unité de thérapie familiale de Bassens.

Pour les Troubladour, sont évoqués : Ecologie, Musique, Famille élargie, Les disputes, La maison, L’amour, Les jardins et les poules, Le rire, La mort du grand-père paternel, Les Maladies…

Le vent hurle

Le nez se cache

Poussière

Constructivisme

« Il n’existe pas de réalité indépendante de l’observateur. » (VON GLAZERSFELD)

même si les constructivistes évoquent une longue histoire de cette pensée (Gian Baptiste VICO…), c’est surtout au XX° siècle, d’abord dans les sciences dites « dures » (Physique), qu’elle s’est affirmée, comme une « nouvelle alliance (PRIGOGINE et STENGERS), une révolution épistémologique.

C’est, par exemple, en physique, l’expérience du Chat de SCHRODINGER : Est-il mort, est-il vivant ? Cela dépend de l’observateur !

Epistémologie : comment savons-nous ce que nous croyons savoir ? En apparence la réalité est là, bien réelle, indépendante de nous. Mais, en fait, nous l’inventons en la décrivant.

La décrire, c’est faire des distinctions (B. KEENEY) dans nos perceptions, puis des descriptions de ces distinctions, puis des descriptions de ces descriptions (modèles), puis des descriptions de ces descriptions de descriptions (théories), en boucle infinie, boucle étrange pour D. HOFSTADTER, qui constituent seulement alors la « réalité ». Et l’observateur est toujours déjà inclus dans cette boucle. Et ceci, dès le début, dès les premières sensations. Par exemple, VARELA a montré que, pour l’essentiel, la vision se voit elle-même.

Dès lors, je ne peux plus dire « Voici un système (par exemple la famille Troubladour) qui crée un problème (par exemple l’Asperger de Gregor », mais je peux dire « Voici un problème, l’ainsi baptisé Asperger de Gregor, qui crée un système, famille + thérapeute + cothérapeutes ».

Les sciences dites humaines ont été plutôt longues et réticentes à inclure l’observateur dans la réalité qu’il croit décrire. L’attitude objectivante reste prégnante en psychiatrie aujourd’hui. C’est la continuation de l’aliénisme sous une forme moderne : Il y aurait de « vraies maladies », avec de « vraies causes », indépendantes de l’observateur.

Plutôt, d’ailleurs que « Je construis la réalité », nous devrions dire « Nous la construisons »,  dans l’espace qui unit et sépare les hommes. C’est la pluralité de Hannah ARENDT.

« Ce n’est pas la vérité, la réalité, qui importe, mais la construction mutuelle du réel.» (ELKAÏM)

La thérapie, nous la construisons ensemble, entre famille et thérapeutes, dans l’Entre dirait KIMURA BIN. Philippe CAILLE a proposé le concept d’Objet Flottant, comme description de cette co-construction d’une psychothérapie, mais aussi de meubler cet espace entre, d’objets construits.

A la deuxième séance, nous avons proposé aux Troubladour de travailler sur le Génogramme, conçu comme Objet Flottant, c’est-à-dire construction. Ce sont des carrés et des ronds, des traits les reliant, des filiations et des affiliations. Questionnés en circulaire, Floral et les enfants parlent la mère de Mélusine, « mamie-grognon », « la rabat-joie », de son père, qui compte absolument tout, même les sièges de théâtre, de la proximité de Mélusine avec sa sœur, celle qui avait fait une grève de la faim vers 13 – 15 ans.

Et les enfants et Mélusine parlent du père de Floréal, autodidacte et si froid avec son fils, de sa mère « mamie-mie », douce, pleurant toujours et tenant son fils prisonnier de ses pleurs et de sa douceur, de la proximité de Floréal avec son frère, du poids de la tante maternelle handicapée mentale sur la famille à la génération précédente…

Et puis nous construisons des ressemblances transgénérationelles, multiples, plurielles…

Pour la cinquième séance, nous leur avons demandé de construire chacun un Village Systémique  (dessiner ou peindre la famille comme si c’était un village), nous intéressant au Mythe des Troubladour (retour sur l’identité, en fonction de ce que nous a fait leur Cartouche, leur travail sur le Génogramme). Chacun a commenté les Villages des autres, y compris celui que Gregor n’avait réalisé que dans sa tête, et commenté les commentaires sur le sien. Tous se retrouvent dans des maisons furieusement individuelles, peu reliées par des chemins, et une maison commune, de la famille, parfois difficile à atteindre, mais toujours centrale.

L’individu, le collectif…

Sur le chemin du Mustang, chacun marche à son rythme, Claire, le guide, les cuisiniers, le muletier, ses mules, moi-même. Et les étapes fabriquent aussi un rythme de groupe…

Falaise rouge

Deux vautours

Apesanteur

Compétences

« Faut-il voir les familles comme dysfonctionnelles, ou comme compétentes pour les tâches qu’elles ont à accomplir ? » (AUSLOOS)

C’est devenu une banalité, de parler de la compétence (du bébé, du patient, de la famille…). Mais, si on regarde les pratiques, notamment institutionnelles, on est loin du compte ! Bien souvent, le psychiatre sait, et la famille est ignorante. Aussi faut-il lui expliquer comment se comporter avec un patient schizophrène, ou maniaco-dépressif, ou autre.

L’épouse d’un patient, qui avait été étiqueté « bipolaire », m’expliquait devant lui qu’elle avait reçu, des mains du psychiatre, un livret, édité par un laboratoire pharmaceutique, promettant de dire comment se comporter avec un parent « bipolaire ». Elle l’avait reçu avec plaisir, mais avait rapidement déchanté, devant le contenu, qui reprenait en gros ce qu’elle faisait…sans trop de succès !

Dans le film de Ken Loach « Family Live », le premier psychiatre s’oppose à Mme Bailden, mais il la traite d’égale à égal ; il a un prérequis de responsabilité ; il suppose qu’elle peut agir d’une façon, ou d’une autre, qu’elle a un choix, et la compétence pour l’effectuer. (Bien sûr, il fait une erreur de type première cybernétique, en voulant qu’elle change.). Par contre, le deuxième psychiatre, mandarin typique, sait le nom, la cause et le traitement de la maladie de Janice, et il toise ses parents, leur montrant qu’il les trouve complètement irresponsables, et que le seul choix qu’ils ont est de lui confier leur fille.

La connotation positive, de tous les comportements des différents membres de la famille, telle qu’inventée par Mara Selvini, ou le recadrement, qui consiste à replacer un acte, une parole, un ensemble relationnel, dans un cadre plus large, sont des supports techniques à l’expression par le thérapeute de sa lecture « compétences » de la situation.

Un exemple de recadrement dans la troisième séance, dont nous allons parler : Les disputes sur comment exercer l’autorité – trop, trop peu, pas au bon moment…- sont replacées dans un accord plus large sur les valeurs soutenues et l’exercice très libéral chez eux de l’autorité, mais s’appuyant davantage sur la règle pour Floréal, davantage sur l’exemple à donner pour Mélusine.

Le questionnement circulaire, par la contrainte à penser qu’il exerce, est modalité de base de cette lecture « compétences ».

A la troisième séance, Floréal et Mélusine sont reçus seuls. Ils démarrent prudemment, sur leur inquiétude au sujet de Gregor, de son attitude, mais aussi de la suspicion d’Asperger qui pèse sur lui, et donc sur eux.

Mais, ensemble, avec lui, ils ont cherché sur internet, autour de « enfant à haut potentiel » et « autisme », et ils ont noté des différences, donc ont produit, ensemble de l’information. Et cette information leur permet d’évoquer leurs regards qui changent, de les comparer, de voir les aspects moins inquiétants qui leur avaient échappé, par exemple que Gregor est très apprécié, voire considéré comme serviable, dans sa classe de lycée, et qu’il a même pu participer à un séjour avec celle-ci.

Gombo, notre guide, est parfait. Parfois trop. Il ne permet pas que nous l’aidions en quoi que ce soit. Heureusement, il nous laisse parfois marcher seuls. Peut-être voit-il nos compétences de marcheurs ?

« Si tu ne vois pas que tu es aveugle, tu ne vois pas ; si tu vois que tu es aveugle, alors tu vois. » (VON FOERSTER)

Le deuxième psychiatre de Family Live ne voit pas son ignorance fondamentale ; sa certitude est un aveuglement.

Si je vois mon ignorance, seulement alors je peux m’utiliser comme compétence, utiliser mes ilots de connaissances.

Toujours dans cette troisième séance, sont abordées les cécités de Floréal envers les périodes de souffrance de Mélusine, et celle de Mélusine pour les périodes de souffrance de Floréal. Voyant qu’ils ne voyaient pas, ils peuvent voir.

A la quatrième séance, ils sont tous présents, et l’évocation – sur demande de réflexion inter séance – des transmissions, ce qui a été transmis par les générations précédentes, et ce qu’on voudrait en transmettre ou ne pas transmettre à la suivante, amènent des loyautés transgénérationnelles, ce que Boszormenyi-Nagy nomme des loyautés invisibles.

Mélusine aurait reçu curiosité scientifique, amour de la nature, de la musique, goût des voyages et des rencontres, de la sobriété de vie…et hypersensibilité. Mais celle-ci, transmise, est exagérée, va jusqu’à des réactions somatiques importantes, notamment cutanées, comme sa propre mère. Et elle aurait reçu aussi propension à l’angoisse et manque de confiance.

Floréal, aurait reçu sens de l’humour, de l’effort et de la sobriété de vie, goût pour l’histoire et la controverse…et hypersensibilité. Mais celle-ci est également excessive, entrainant bouderie et repli sur soi. Et il aurait reçu aussi tristesse de fond et manque de confiance.

Pendant que les enfants se taisent, semblant enregistrer ces éléments, Mélusine et Floréal se demandent comment faire le tri, transmettre ce qu’ils n’auraient pas reçu, confiance en soi et tendresse, et ne pas transmettre angoisse et pessimisme reçus.

Les enfants rajoutent alors qu’ils ont reçu la liberté que leurs parents n’avaient pas eue.

Quelqu’un recevra-t-il le Népal ?

Le corps

Tout ressenti

Douleur d’existant

Histoire

« Il faut toujours faire parler le calendrier » (MARA SELVINI)

Certes, s’intéresser à l’histoire de la famille a posé problème aux systémiciens. Les pères fondateurs prônaient le « hic et nunc », niveau circulaire ou communicationnel de leur lecture. MARA SELVINI, par son art de raconter des histoires, sa faconde italienne, a remis la temporalité au cœur de la thérapie familiale systémique. Mais un second obstacle surgit alors !

Comment éviter de tomber dans une causalité précédentielle (un événement A qui précède un événement B en est la cause) ? Comment dé linéariser l’histoire de la famille en s’intéressant au niveau temporel de lecture ?

« Un événement illumine son propre passé, mais ne peux jamais en être déduit. » HANNAH ARENDT)

A la sixième séance, Floréal et Mélusine sont seuls et très fatigués. Cela fait si longtemps qu’ils le sont ! Même si maintenant des fouines, dans les combles de la maison les privent de sommeil.

Et toute leur intelligence ne leur permet pas de se sentir capable de faire face.

Je leur propose alors de trouver cinq moments de cette intelligence malheureuse. Je passe au tableau, au paper-board. A chacun des moments qu’ils évoqueront, ils devront trouver un nom, et je rajouterai une phrase interrogative.

C’est l’esprit Objet Flottant : au-delà d’Objets déjà labellisés (Blason, jeu de l-Oie, ceux dont nous avons parlé plus haut), co-construire un Objet qui corresponde à la situation.

Les cinq moments furent :

Le prélude au départ pour l’Outremer, où le couple « bat de l’aile », n’est plus sûr de son avenir. Baptisé « Doutespoir ». J’ajoute « Pourra-t-on ? »

La grossesse pour Gregor, pendant laquelle, simultanément Floréal fait une crise d’épilepsie inaugurale, et Mélusine une hémorragie gravidique, avec risque grave de perte du fœtus, avec hospitalisations et inquiétudes majeures. « Fragilités » en est le nom ; j’ajoute «  Vivra-t-on ? »

A la suite d’un nouveau déménagement, ils s’installent quelques mois chez les parents de Mélusine. Gregor a 2 ans, demande beaucoup d’attention à Floréal, Mélusine touchant le fond de sa « dépression ». Les relations sont tendues avec les parents de Mélusine. C’est « Régression ». Et « Qu’allons-nous devenir ? »

Après les naissances de Mara et Lutin, puis leur arrivée dans la région, Mélusine entreprends la préparation du concours de l’enseignement. Le couple ne se parle presque plus. Chacun est dans sa bulle. C’est « Solitudes ». J’ajoute « Penserons-nous ? »

Et, enfin, depuis 2011, aucun travaux ne sont faits dans la maison où ils habitent, et qui est en train de se détériorer, de devenir un vrai taudis. Partir, rester, se séparer ? Ils trouvent « Renoncement ». Et pour moi «  Choisirons-nous ? ».

Nous nous remémorons « le sens de la sobriété, reçu… »

Et ils rajoutent, à mon retour en séance après un moment passé derrière le miroir, « Il faut qu’on vous dise, quand même, il n’y a pas eu que cela ! »

Nous leur demandons de réfléchir aux risques que comporte un changement positif.

A ce premier parcours, la septième séance va en rajouter un second.

« Je vous propose de trouver cinq Petits Bonheurs de l’histoire de votre famille », leur dis-je, après avoir écouté des nouvelles rassurantes : Ils sont beaucoup moins fatigués, Gregor a été sociable avec tous ses cousins, emmène pour la première fois un copain en vacances, et interagit agréablement avec ses frère et sœur ; et ils ne parlent pas d’ordinateur.

« Forcément petits ? » répondent-ils, en riant.

Cette fois-ci, ils devront, eux qui sont tous musiciens, me proposer un air illustrant le moment.

Ils jouent à la pétanque et font connaissance parmi un groupe d’amis, dans les jardins de la faculté. C’est le 4° prélude des suites pour violoncelle de J.S. Bach.

Ils aménagent ensemble dans une maison de campagne, insalubre, qu’ils rénovent : faire son pain, se chauffer au bois, aller au cinéma ambulant. C’est le 2° mouvement du concerto en sol pour mandoline de Vivaldi.

Outremer, ils bivouaquent plusieurs mois, jusqu’à la grossesse (Gregor), sur les plages : pas d’hôtel, ni camping. Eclatant et sombre, c’est l’air de Peer Gynt de Grieg.

La naissance de Mara : grossesse sans problème, accouchement à la maison, dans la montagne, par eux-mêmes, la sage-femme étant bloquée par la neige. C’est Laura, de Johnny Halliday.

Et la trouvaille de leur maison actuelle, après la naissance de Lutin : elle seule répond aux vingt-cinq critères qu’ils s’étaient fixés. C’est l’air « Cathédrale » de la comédie musicale Notre Dame de Paris.

Les risques au changement positif ? La séparation, et devoir ne plus vivre comme des ours !

Une vie, c’est plusieurs chemins ; une histoire, c’est plusieurs narrations.

Sur les chemins du Mustang, nous montons, nous descendons, il n’y a de plat que népalais.

Le jour pointe

Bruit des oiseaux

Ouvrir la tente

Ethique

« Deux systèmes auto-organisés ne peuvent pas s’instruire. Ils ne peuvent que se perturber. » (VARELA)

Si je prends au sérieux la proposition du biologiste, je dois considérer l’autre – individu, couple, famille – comme fondamentalement non programmable. Je ne dois pas tenter de le diriger. Le chemin qu’il prend lui appartient. Ce n’est pas une machine triviale (comme un ascenseur). Dans le système thérapeutique Famille + thérapeute + cothérapeutes, Je fais une proposition – perturbation (question circulaire, Objet Flottant…), dans l’Entre qui me sépare et me relie à la famille, qui répond ceci étant une ponctuation arbitraire de description – par une autre proposition – perturbation (réponse, poursuite de la construction…).

Je suis responsable des questions que je pose. Mais les réponses leur appartiennent et je n’ai pas à en préjuger la nature.

Alors, quelles perturbations…éthiques, pertinentes avec le constructivisme ?

Déjà, des perturbations non – normatives, et non – prédictives, qui n’oublient pas la pluralité essentielle des humains, chère à Hannah ARENDT.

On voit déjà qu’on s’éloigne des chemins balisés du scientisme dominant. Mais aussi :

« Agis de manière à augmenter le nombre de choix possibles. » (HEINZ VON FOERSTER)

Comme dit R. NEUBURGER, c’est substituer à une éthique de changement, une éthique de choix. C’est supposer que le choix peut être celui du non – changement, même s’il nous en coute !

Le conte systémique est une modalité qui me semble répondre à ces exigences. Il y en a d’autres, évidemment, par exemple l’équipe réfléchissante. Il n’affirme pas, il ne prédit pas, il raconte. Et il raconte quelque chose de cette rencontre.

Avec les Troubladour, les nouvelles restaient bonnes aux huitième et neuvième séances (rentrée scolaire, relations parents – enfants et internes à la fratrie) avec une nuance pour le couple conjugal.

Elles ont été centrées sur ce que la famille a d’essentiel d’après ses membres, et ont mis en lumière ce rapport entre liberté individuelle et maintien du lien, et cette peur de la séparation, et ont préparé l’écriture du conte.

La dixième séance sera donc consacrée, après la prise de nouvelles, à ma lecture du conte, suivie de l’invention de suites par les membres de la famille.

Ensuite, nous leur écrirons, dans les mois précédant une rencontre, les impressions laissées par les suites de conte.

Le chemin ne sera pas fini, mais, si on ne peut prédire sa destinée, je peux me dire qu’il ne mène pas nulle part.

L’infini

Aligne les montagnes

Toujours le chemin

Post-ambule

Se hace camino al andar…
Caminante, son tus huellas
El camino, y nada mas ;
Caminante, no hay camino,
Se hace camino al andar.
Al andar se hace camino,
Y al volver la vista atras
Se ve la senda que nunca
Se ha de volver a pisar.
Caminante, no hay camino,
Sino estelas en la mar.

Antonio MACHADO
  
Chant XXIX, Proverbios y cantarès, Campos de Castilla, 1917.

En marchant se construit le chemin


Marcheur, ce sont tes traces
Ce chemin, et rien de plus ;
Marcheur, il n’y a pas de chemin,
Le chemin se construit en marchant.
En marchant se construit le chemin,
Et en regardant en arrière
On voit la sente que jamais
On ne foulera à nouveau.
Marcheur, il n’y a pas de chemin,
Seulement des sillages sur la mer.

Traduction de José Parets-LLorca