Le Cartouche Systémique
Résumé : Le Cartouche est un élément de l’écriture de l’Égypte antique qui fut déterminant pour le déchiffrement de celle-ci. A partir de lui, nous proposons un objet flottant apte à explorer et à soutenir l’identité de systèmes familiaux ou conjugaux en thérapie. Deux cas clinique illustreront notre propos.
Abstract: The Cartouche is an element of ancient Egypt writing which had been deciding to decode it. From that, we suggest a floating object, able to investigate and support the identity of systems (family or couples) we meet in therapy. We will use two clinical cases to illustrate our work.
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– Origine de l’idée
« Si la théorie du sujet nous laisse sur le sable, Lacan a donné quelques indications précieuses : à propos du phénomène psychosomatique, il a parlé de hiéroglyphe et de cartouche.
Le cartouche, en écriture hiéroglyphique, est ce qui permet de savoir qu’on a affaire à un nom propre. C’est précisément le trait continu qui entoure quelques signes, quelques hiéroglyphes, indiquant que là, il n’y a rien à comprendre, puisqu’il s’agit d’un nom propre. Ce n’est pas un écrit destiné à être lu, mais bien plutôt l’équivalent d’un sceau dont il emprunte d’ailleurs la forme. »
Dans cet article, « Le cri et l’écrit », en collaboration avec M. Boussidan, R. Neuburger (1988), nous propose de considérer le symptôme psychosomatique comme relevant d’une blessure au niveau de l’identité même du sujet, nommant et enserrant à la fois cette blessure, dans ses liens avec la pulsion de mort. Il développe là ce que J. Lacan n’avait fait qu’évoquer dans une conférence, tenue à Genève le 4 octobre 1975. Lacan lui-même dit avoir trouvé chez Vico, l’idée du corps, considéré comme cartouche, comme livrant le nom propre, dans la « ScienzaNuova ».
Cette note nous a amené à nous intéresser au cartouche égyptien, et à son usage éventuel pour l’exploration ou l’expression d’une identité. Et, ce faisant, nous nous sommes éloignés du propos de Neuburger, et du phénomène psychosomatique…
2 – Le cartouche égyptien
L’écriture égyptienne apparaît 3200 ans avant notre ère, dans la Vallée du Nil. Le plus ancien document conservé est une palette de pierre du Roi Narmor (-3100). Un des plus récents date de 394 après J-C. C’est une écriture à la fois figurative, symbolique et phonétique ! Elle comporte de 700 signes, au début, jusqu’à 5000 à l’époque romaine.
La lecture peut se faire de gauche à droite, de droite à gauche, ou de haut en bas. Les signes représentant des êtres animés donnent le sens de lecture : Ils regardent vers le début de la ligne.
Le mythe de naissance de cette écriture nous raconte comment le Dieu Thot, scribe parfait aux mains pures, a transmis les hiéroglyphes aux hommes, ayant lui-même été missionné par le Dieu Rê pour leur enseigner l’écriture. Ce Dieu Thot, dieu des arts, de l’écriture, de la médecine, des mathématiques et de l’astronomie, dont la femme, Seshot, est maîtresse des livres et des archives, est représenté par deux visages, Babouin et Ibis.
Le déchiffrement de l’écriture égyptienne est attaché à Jean-François Champollion et à la Pierre de Rosette. Délimitant de façon visible le nom d’un Pharaon, dans une phrase, le « Cartouche » (Shenou en Égyptien), a été élément primordial pour le déchiffrement par Champollion. C’est, en fait, Thomas Young qui a utilisé le mot « Cartouche » pour désigner les groupes de signes entourés d’un trait. Le terme égyptien Shenou vient d’un verbe qui signifie entourer, encercler. Il désigne une cordelette ovale, nouée à une extrémité, donnant une forme allongée et fermée par un nœud, contenant le nom d’un Pharaon. Le Cartouche a pour fonction de protéger le nom du Pharaon, à partir de la quatrième dynastie. Il est peint en jaune ou or, couleur du soleil. Il comprend la titulature d’un Pharaon, soit l’ensemble des 5 noms par lesquels il est désigné. Le nom (ren en égyptien), est ce qui permet à un être de pouvoir exister. Sans nom, il n’y a plus d’être. L’effacement du nom est le grand châtiment, qui condamnait les criminels à l’oubli. En hiéroglyphes, le mot ren s’écrit bouche/vaguelette.
Le nœud de corde symbolise ce que le soleil (Pharaon) encercle, tout ce qui est lui.
3 – Objets flottants et gamme constructiviste
Philippe Caillé (1985, 1991) nous propose une lecture à 2 niveaux : L’une, qu’il nomme « phénoménologique », s’intéresse aux interactions, hic et nunc, entre les protagonistes du système observé. Il s’agit de comportements observables, descriptibles, tant par les membres du système observé que par le système observant, à qui il revient, par le questionnement circulaire, (école de Milan), d’en montrer la circularité. L’autre, qu’il nomme « mythique », s’intéresse aux croyances du système observé. Il s’agit de fragments de visions du monde, d’éléments épistémologiques, moins aisément accessibles. Il revient au système observant de les mettre en lumière (nous verrons comment les objets flottants peuvent soutenir cette démarche) et de les ordonner en représentations circulaires.
Ces 2 niveaux se produisent mutuellement, les croyances expliquant les comportements, dont la prédictibilité subséquente renforce les croyances… comme mythes et rituels familiaux chez Robert Neuburger (1991, 1995), qui nous propose, par ailleurs (2006), 4 modes de lecture, qu’il revient au thérapeute – au système observant – d’explorer, en faisant des gammes, gammes de questions (gammes du Quoi, du Comment, du Quand et du Qui) :
Gamme du Quoi, pour le mode linéaire (lieu des causes et des effets, des attributs)
Gamme du Comment pour le mode circulaire (lieu des communications, des relations)
Gamme du Quand, pour le mode temporel (lieu des crises, de la balance homéostasie/ changement, bref, de l’histoire)
Gamme du Qui, pour le mode mythique (lieu des identités et des appartenances)
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Rappelons que le terme d’Objet Flottant, introduit en systémique par Philippe Caillé et Yveline Rey (1994), recouvre à la fois un concept et des pratiques.
Un concept : le contenu de la thérapie se situe dans un espace intermédiaire entre système observé et système observant ; il est co-construit par les protagonistes de la scène thérapeutique, au fil des rencontres. Ses créateurs utilisent la métaphore de la boule de glaise, malaxée et modifiée tour à tour par ces protagonistes. Notons que toute méthode thérapeutique peut, à bon droit, être fécondée par ce concept. En particulier, la prescription médicamenteuse, à être considérée comme objet flottant, aide à sortir le couple médecin – malade de l’aliénation hiérarchique.
Des pratiques : les créateurs et, à leur suite, un grand nombre de systémiciens, ont, à la fois repris à travers ce concept des pratiques préexistantes (génogramme, sculpting), et inventé des objets qui, fabriqués en séance ou en dehors des séances, viennent se déployer dans l’espace intermédiaire de la scène thérapeutique (Jeu de l’oie, Conte, Village Systémique…)
Blasons et Tableaux de Rêve s’adressent spécifiquement au niveau mythique, à l’identité du système familial, conjugal ou institutionnel.
Nous utilisons, depuis quelques temps, un autre objet, dont je vais essayer de montrer l’intérêt : le Cartouche Systémique.
4 – Premier surgissement, en thérapie, de l’idée de Famille (de Couple)
Si le tout est plus que la somme des parties, mais que chaque partie déborde largement le tout, et si le sujet de la thérapie est la famille, ou le couple, mais que les individus qui la ou le construisent, ou l’ont construit, coexistent avec cette famille ou ce couple, le corollaire est qu’il convient de mettre en scène rapidement ce « plus un » (Philippe Caillé).
Le travail du thérapeute est celui d’un mime : celui qui nous fait voir une balle, montante et descendante, par la conjonction de son geste et de son regard.
Le regard du mime est essentiel. Ce n’est que s’il regarde une balle, que nous la voyions.
Et c’est à regarder avec insistance le « plus un », que les individus présents vont le voir.
Thérapeute, je les incite à regarder, en regardant ce que je ne vois pas, afin qu’eux, le voyant puisque je le regarde, me fassent le voir, puisqu’ils le regardent.
Chaque individu sera alors participant de ce « plus un », mais aussi non entièrement fondu en lui.
Gestes–regards de mime aux temps initiaux d’une thérapie, le génogramme fait surgir une famille, la chaise vide fait surgir un couple. Le thérapeute qui « passe au tableau » et dessine un drôle d’arbre de petits ronds et de petits carrés, ainsi que les traits qui les unissent, ou celui qui s’adresse à, et fait parler de, ce couple, sur cette chaise vide, a expérimenté ce surgissement.
Et, dans notre expérience, le Cartouche est un autre objet flottant qui fait surgir une famille, ou un couple, c’est un outil qui peut aisément être employé au début de la rencontre thérapeutique, dès la première ou la deuxième séance, ce qui ne nous semble pas le cas pour les Blasons ou les Tableaux de Rêve, qui nous paraissent nécessiter une affiliation famille (ou couple) – thérapeute plus installée.
Rien n’interdira, d’ailleurs, bien au contraire, d’utiliser ultérieurement Blasons ou Tableaux de Rêve, lorsqu’il sera temps de revenir sur l’identité de cette famille, ou de ce couple.
5 – Utilisation
Le thérapeute peut commencer par se lever et aller dessiner un grand ovale sur un paper-board et dire « Ceci est un Cartouche, le Cartouche de votre famille (ou de votre couple) »
Petit instant d’hésitation de la famille !
Puis le thérapeute demande aux membres présents s’ils connaissent l’écriture de l’Égypte antique, et son déchiffrage par Champollion.
Et il raconte rapidement cette histoire, si elle n’est pas connue, en amenant la difficulté des déchiffreurs avec ces signes, semblables aux autres, mais entourés d’un trait, et qui nommaient des individus.
« Voilà! En quelque sorte, son identité, différente des autres : Ramsès Il n’était pas Aménophis IV! »
« Eh bien, nous allons construire un Cartouche de votre famille (de votre couple) »
« Pour cela, vous allez me donner des éléments à insérer dans le Cartouche. »
Le thérapeute précise alors que ce qu’il demande, c’est « Ce qui compte pour votre famille (votre couple), ce qui est important pour elle, et qu’elle souhaite voir figurer dans le Cartouche ».
Pendant que la famille se met au travail de pensée, et de propositions, il précise qu’il peut s’agir de mots, de symboles, de dessins; que ce qui va être évoqué peut être : des idées, des lieux, des objets, des personnages, ou des êtres, des moments ; que sont notamment importants les vertus et les rêves* de cette famille, mais aussi, peut-être, ses douleurs ; et il revient plusieurs fois sur « ce qui compte, ce qui est important pour elle ».
Le thérapeute garde une position active, sollicite les membres de la famille qui ne font pas de propositions. Surtout, il accepte à priori toutes les propositions, et les inscrit, après avoir vérifié qu’elles ont l’agrément des autres membres, ou, du moins, la non-opposition.
Quand opposition il y a, cela prend la forme : « Ceci est important pour toi, mais pas pour la famille ». Il s’ensuit alors une (courte) négociation… que le thérapeute conclut par « Bon, alors, est-ce qu’on garde cette proposition ? »
L’expérience montre que les familles ont rapidement des idées, et qu’un consensus se dégage sur ce qui peut figurer.
Le thérapeute inscrit dans le Cartouche les propositions sous forme de mots, de dessins stylisés. Il peut demander l’aide de membres de la famille pour les dessins. Il peut utiliser des couleurs différentes en demandant à celui qui a fait la proposition de choisir la couleur. Régulièrement, il demande « Voyez-vous autre chose ? ». Puis, quand il n’y a plus d’idées émises, il demande à la famille de regarder le résultat, et s’enquiert « Est ce que cela vous convient ? Est-ce que cela peut me donner une bonne idée de l’identité de votre famille ? »
Notons qu’il aura pris soin de laisser du blanc dans le Cartouche : Une identité n’est pas figée (ce n’est pas un passeport biométrique), et tout ne doit pas obligatoirement se montrer.
Très souvent, des membres de la famille donnent des commentaires pendant la réalisation. Notre pratique est de les laisser s’énoncer, sans manifester, à ce stade, une excessive curiosité, et sans en solliciter spécialement.
Il s’agit d’une approche globale, holiste, d’une identité. Plus tard, dans la thérapie, il sera, éventuellement, temps de s’intéresser à la construction, historique, de certains éléments, à travers des narrations *, avec ou sans médiation d’objets flottants (Jeu de l’Oie, Fleuve systémique…)
*Note 1 Depuis quelques temps, j’utilise ce couple de concepts comme alternative au mot « valeur » qui me semble. . . dévalué par son utilisation extensive et par la-défense-des-valeurs (l’ordre établi) par la pensée néo-libérale et d’extrême-droite.
* Note 2 Paul Ricœur a développé le concept d’identité narrative. S’il propose cette notion pour un individu, elle vaut pour un groupe d’appartenance (couple, famille, système social plus large).
6 – Deux thérapies, une famille et un couple vont illustrer notre propos
Ceci est le cartouche d’une famille, réalisé au troisième entretien. Il s’agit d’une famille de 4 personnes, la mère et ses trois enfants majeurs. Ils viennent, à la demande de la mère, qui a fait deux tentatives de suicide médicamenteuses et, depuis sa sortie de l’hôpital, ne se sent plus maître chez elle. Les prénoms ont été changés.
D’après la fiche téléphonique, le père, Quentin, était décédé cinq ans auparavant d’une tumeur au cerveau, et les deux filles auraient été abusées sexuellement par un demi-frère.
Lors du premier entretien, consacré à la prise de connaissances et à l’analyse de la demande, nous sommes en présence de Mireille, 52 ans, femme au foyer, et de ses trois enfants : Norbert, 23 ans, vendeur de voitures, en couple avec une femme de 37 ans elle-même mère de deux enfants ; de Ondine, 21 ans, et de Paule 19 ans, toutes deux en formation professionnelle, vivant avec leur mère.
Mireille est donc suivie pour « dépression » et a tenté par deux fois de mettre fin à ses jours, seule l’intervention non prévisible de son fils, et l’appel aux pompiers « in extremis », ayant évité le pire.
Paule vit quasi cloîtrée et ne sort que pour ses cours de coiffure. Ondine a été hospitalisée quelques mois auparavant, également pour « dépression. Et Norbert est toujours extrêmement nerveux, tendu, à la limite du passage à l’acte. Il dit « Je pourrais tuer quelqu’un, Soit mon demi-frère, soit l’ami de maman ! » Tous souffrent et sont très sensibles à la souffrance des autres. Ils pleurent à tour de rôle en séance. Et chacun est très préoccupé par l’état des trois autres : « Si ou ne pouvait pas compter les uns sur les autres, on ne serait pas là ! ».
Mais on apprend aussi que si « nous avons vécu très proches et nous ne faisions rien les uns sans les autres. », des changements sont à l’œuvre depuis quelques mois : Mireille a un ami, chez qui elle passe certaines nuits ; Ondine à une liaison homosexuelle avec Lucia, Paule réussit plutôt bien ses études, et Norbert voit son couple se constituer solidement, et a de bonnes relations avec les deux fils de sa compagne. Bien sûr, l’ami de maman n’est pas du goût des enfants, le choix sexuel d’Ondine est contesté par Norbert, et Paule ne sort vraiment pas assez !
Bien sûr aussi, tout le monde s’appelle beaucoup, et, si on est sans nouvelles d’un membre du groupe pendant quelques heures, c’est peut-être qu’il lui est arrivé un accident, où il (elle) aurait pu mourir, comme cela s’est déjà produit pour les trois femmes, l’accident le plus spectaculaire, mais n’était-ce pas une tentative de suicide, étant celui de Ondine, qui a été percutée par un train !
C’est surtout à travers un travail sur le génogramme, à la deuxième séance, que sont précisés les éléments relationnels et historiques dramatiques de cette famille :
Les deux familles d’origine sont de deux villages, distant d’une dizaine de kms. Mireille est la troisième d’une fratrie de quatre. La mère de Mireille est morte lorsque celle-ci avait 18 ans, d’un cancer. Son père est âgé de 85 ans, avec de gros problèmes de santé et d’autonomie. Les relations sont proches et affectueuses avec cette famille, dont l’aînée des filles est handicapée et la seconde a été « une deuxième maman ».
Avec la famille de Quentin, les choses sont, ou plutôt sont devenues, très différentes. Quentin était le quatrième de neuf enfants. Il avait eu un enfant, Rémi, maintenant âgé de 29 ans, d’un premier couple. Rémi a vécu avec Quentin, Mireille et ses demi- frère et sœurs jusqu’au début de la maladie de Quentin, il y a 10 ans, puis est parti et n’a plus donné de nouvelles. Les parents de Quentin ont 78 et 76 ans, son père est « Le Patriarche » et sa mère une femme soumise. « Jusqu’à la mort de Quentin, les relations avec eux étaient très proches. Nous y mangions tous les dimanches, tous étaient présents ». Notons que les neuf frères et sœurs et leurs familles vivent tous dans le même village. Le jour de l’enterrement de Quentin, personne ne vient, sans prévenir. Et depuis lors, c’est un black- out total. Seule la mère de Quentin fait un discret signe de la main si elle est seule lorsqu’elle croise ses petites-filles. C’est peu de temps après cet enterrement que Paule et Ondine ont dénoncé les abus sexuels par Rémi, qui se seraient produits lorsqu’elles avaient 7 et 5 ans. Devant ce double, puis triple traumatisme, Mireille et ses enfants se sont soudés, et n’ont plus pu évoquer tout cela.
Nous leur avons dit que, pour nous, ils s’étaient trouvés face à un trou explicatif, qu’ils ne pouvaient que faire des hypothèses sur ce qui avait pu se passer à la génération de Quentin ou aux précédentes. Et, présumant que leur identité de famille avait été blessée, nous leur avons proposé le Cartouche à la séance suivante.
Ont été mis dans le Cartouche : des qualités comme la générosité, le courage, la réussite professionnelle et « être soudés » ; Quentin et un ange gardien les protégeant depuis sa mort ; des tas d’objets, car « nous, on garde tout » : livres, fossiles, brocantes, souvenirs de visites ; une voiture de formule 1, rêve de Quentin ; Rémi, tout en bas du Cartouche ; leurs animaux et les lieux de leurs bonheurs.
Il y aura encore deux séances où seront repris des points de leur histoire, les vertus et les rêves auxquels ils étaient attachés.
Entre temps, Ondine s’est installée avec Lucia et a trouvé du travail, Mireille a mis la maison en vente et va aller habiter dans son village d’origine, en couple à temps partiel ; Paule a réussi ses examens, mais se demande où elle va s’installer ; Norbert est plutôt serein, mais toujours prêt à aider les trois autres. Et ce sera bientôt le temps du procès !
Nous, les thérapeutes, pensions que ces gens étaient venus à un moment où, le traumatisme s’éloignant, se posait à eux la question de la séparation et de la poursuite du lien. Le Cartouche a, peut-être, été organisateur de cette réflexion…
Nous leur avons donné rendez-vous dans un an, avec une proposition de rituel commensal, en alternant des repas à quatre, et des repas avec les « pièces rapportées ».
Le deuxième est le cartouche d’un couple, réalisé à la deuxième séance. Suzanne (47 ans) et Thomas (46), viennent nous voir pour des « difficultés à faire couple ». Ils sont divorcés tous deux d’un premier couple et ont 3 enfants chacun. Les 3 enfants de Suzanne (23, 21 et 18 ans, toutes des filles) vivent avec elle, la plus jeune souffrant de séquelles d’hémiplégie néo-natale. Les trois enfants de Thomas (14, 10 et 6 ans ; 2 filles et 1 garçon) sont en garde alternée, avec davantage de temps chez leur mère. Suzanne et Thomas ont chacun leur logement mais passent le plus clair de leur temps ensemble. Ils sont enseignants tous deux, se sont connus lors d’une formation complémentaire….et se demandent surtout s’ils doivent prendre un logement commun. S’ils disent s’entendre bien, chacun, avec les enfants de l’autre, ils disent aussi qu’il y a très peu de temps pour le couple, et que la gestion des enfants les occupe trop.
Surtout, ils se présentent et resteront pendant tout l’entretien extrêmement proches l’un de l’autre, quasiment collés. Ils ont beaucoup de difficultés à préciser leur « problème de communication », disant toutefois qu’ils en souffrent énormément, au point de consulter chacun des psychiatres et avoir songé au suicide. « Un couple normal cohabiterait, et nous ne parvenons pas à le faire. Pourtant les vacances (toujours avec plusieurs enfants) sont merveilleuses ! ».
Thérapeute et cothérapeute sentent un idéal de couple très élevé, perçu inatteignable, une tendresse intense, beaucoup de respect mutuel, et une gêne palpable mais peu verbalisable.
Une chaise est introduite entre eux, au début de la deuxième séance, présentée par le thérapeute comme la chaise sur laquelle est assis leur couple, et il leur propose de faire connaissance avec lui par un Cartouche.
Ils vont mettre à l’intérieur du cartouche : un soleil, la tendresse, le vent ou souffle créateur, une estrade de théâtre, des livres sur le théâtre, la musique, un avion (pour voyager), la nature avec des collines, des arbres, des fleurs et des oiseaux, et un feu de cheminée.
Ils le regardent, et il leur convient. C’est bien leur couple !
Mais ils ont l’air à la fois fier de lui et triste aussi !
Suzanne : « Il y a un manque, énorme ! La sexualité, le désir ! »
Ils vont alors nous expliquer l’absence de rapports sexuels, depuis le début de leur relation, du fait de Thomas. Et Suzanne ajoute : « Je meurs si ça manque à ma vie ! ».
Ce sera le point de départ de la thérapie…
7 Au-delà ?
Les membres de la famille A étaient sûrs de la force des liens relationnels, mais se trouvaient liés par cette force, car ils n’étaient pas ou plus assurés de leur identité, comme famille, depuis la triple catastrophe (décès du père, abandon par la famille paternelle, et révélation des abus sexuels). S’étaient-ils retrouvés « sans nom » ?
Dans le couple B, Suzanne et Thomas ont pu aborder l’aporie : une relation sexuelle complète est-elle vitale pour un couple ? Mais ont-ils pu le faire seulement après que le cartouche ait protégé le nom de leur couple de l’effacement, de l’oubli ?
Le Cartouche, par ce nœud autour de ce qui compte, encercle des fragments d’identité, des fragments narratifs. Peut-il fonctionner comme un attracteur étrange, au sens de René Thom, dans un monde chaotique, ou catastrophique, celui d’identités en perdition, menacées d’effacement, d’oubli ? Marcel Gauchet avait montré l’importance des pathologies de l’identité dans le monde actuel. Les familles que nous rencontrons aujourd’hui ne l’illustrent-elles pas?
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