Travail sur soi et ses systèmes d’appartenance pendant la formation à la thérapie familiale systémique : utilisation d’un parcours d’Objets Flottants
Atelier animé par Alain CHABERT, Laurence HARDOUIN, et les autres membres de ESA présents ici : Pascale PERINEL, Françoise FRESSONNET, Valerie PEILLOT-GOUJON et Francine SPITZ
Introduction
« GNOTHI SEAUTON » (Connais-toi toi-même) figure au fronton du temple d’Apollon, à Delphes.
Socrate, et Platon nous le rapporte, par exemple dans le Philèbe, revenait en permanence sur cette injonction, dans son enseignement. Eviter ce qu’il appelait la double ignorance (ne pas savoir que l’on ne sait pas) devait permettre l’examen critique de toute chose, et viser la Vertu, et la vertu du dialogue.
Montaigne a repris, bien sûr, ce « Connais-toi toi-même » : « C’est Moi que je peins », dit-il, mais précisant aussi que « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ».
Nous allons vous présenter, au sein du modèle de formation de ESA (notre association), la part dévolue au travail sur soi, pour laquelle nous utilisons le concept d’Objet Flottant et sa pratique, en un parcours se déroulant sur les 3 premières années de la formation à la Thérapie Familiale Systémique.
Et je veux simplement souligner ici, ce que ce travail doit à Philippe Caillé et Yveline Rey, inventeurs des Objets Flottants.
I Programme de formation à la thérapie familiale ESA
L’ensemble de la formation, d’une durée totale de quatre années, se déroule en 3 cycles : un premier cycle de deux ans, suivi d’un second cycle d’un an, puis d’un troisième cycle d’un an.
Association étroite entre le centre de formation et l’équipe de thérapie familiale. ESA et l’unité fonctionnelle de thérapie systémique sont 2 aspects nécessairement complémentaires.
La formation se compose de 4 items obligatoires, qui se poursuivent simultanément pendant les deux premiers cycles : Théorie des Systèmes ; Entretien systémique (ou Travail Dirigé); Travail sur soi et ses systèmes d’appartenance ; Stage tout au long de la formation dans l’unité de thérapie familiale, avec position de thérapeute en séance dès la 3° année.
Chaque séance est animée par 2 formateurs, illustrant la pluralité constitutive du modèle général constructiviste.
L’ensemble de la formation utilise le concept d’objet flottant, concept extrêmement riche, cohérent avec le constructivisme, et outil de choix, tant en formation initiale que continue, et en supervision. Il permet à chacun des étudiants de se défaire de l’idée de réalité objective, de produire, en les explorant, ses cartes d’appartenance. Il permet aussi de produire dans l’espace entre, qui sépare et relie les membres du groupe, son développement personnel, tout en respectant les différentes intimités.
II La nécessité d’un travail sur soi, approfondi, dans la formation des psychothérapeutes, est apparue dès la formation des premiers psychanalystes, disciples de Freud.
Freud lui-même, à 40 ans, marié, père de 5 enfants, traverse une crise
Crise contextuelle professionnelle : ses premiers travaux sont mal accueillis
Crise pratique professionnelle : ses cures, ses psychothérapies (catharsis, association libre, interprétation des rêves) rencontrent des problèmes majeurs
Crise personnelle : mort de son père
Il entreprend une auto-analyse, remet en cause ce qu’il croit savoir de lui-même, et va traiter ses propres rêves comme s’ils étaient ceux d’un autre.
A partir de là, la relation thérapeute – client va être au cœur du processus psychothérapique – avec, en psychanalyse, les notions centrales de transfert et contre transfert – et une thérapie personnelle préalable pour le thérapeute va s’imposer.
Il en va ainsi en psychanalyse, mais aussi dans d’autres psychothérapies.
Une exception notable, évidemment : les thérapies objectivantes dérivées du behaviorisme.
III Qu’en est-il en thérapie familiale systémique ?
La nécessité de travailler avec la famille du thérapeute a été introduite par Bowen en 1968.
A certaines époques, une thérapie personnelle, en parallèle à la formation, a été exigée.
A l’opposé, le courant stratégique issu de Jay Haley, privilégiant apparemment une sorte de neutralité objective et une expertise technique, trouvait que le travail sur soi du (futur) thérapeute était sans intérêt.
Ces deux positions extrêmes ne sont pas majoritaires, et la position la plus fréquente est la présence d’une réflexion sur soi, plus ou moins approfondie, dans le cadre de la formation.
La représentation que nous nous faisons des systèmes familiaux que nous rencontrons, ainsi que de leurs difficultés, ne sont pas « hors sol », et sont liées, non seulement à l’apprentissage des relations et représentations de relations dans nos familles d’origine, mais aussi à leurs transformations permanentes sous l’influence des familles et couples que nous construisons, ainsi que des modes de vie contemporains, et des évolutions des structures, fonctionnements et identités familiales.
Connaître les représentations de, et ses rapports à, ses systèmes d’appartenance (familiaux notamment), facilitera la compréhension d’autres systèmes.
La référence au constructivisme (ou cybernétique de second ordre) a un certain nombre d’implications :
D’une part, l’observateur faisant partie de l’observation et créant en quelque sorte la réalité qu’il croit simplement décrire, réflexivité et auto référence seront valorisées. Dès lors, le thérapeute va s’utiliser lui-même comme ressource dans le système thérapeutique famille + thérapeute (+ co-thérapeutes…). Et son expérience personnelle, sous réserve qu’elle ait été réfléchie, visitée, avec un regard systémique, fera partie de cette ressource.
D’autre part, des situations peuvent refléter des propres vécus difficiles, et se révéler troublantes, en cas de méconnaissance de son propre système familial. C’est, bien sûr, la richesse du concept de résonnance (Mony Elkaïm): le système thérapeutique famille + thérapeute (+ co thérapeutes…) évoque et/ou amplifie chez le thérapeute des émotions et des représentations de son histoire familiale, passée ou actuelle, ce qui peut être source de blocage dans la thérapie, mais aussi de ressource, la résonnance singulière produite ayant une fonction pour la famille traitée, et pour la rencontre.
Enfin, le remplacement d’une illusoire neutralité objective, par une association de subjectivité reconnue et raisonnée, et de neutralité « selviniene » par absence d’alliance stable, suppose le filtrage et le reformatage d’opinions préconçues. Le travail sur soi et ses systèmes d’appartenance permet de tenir à distance nos tendances normalisantes (nos prémisses épistémologiques), en apprenant comment concrètement pour chacun, nos normes ont été construites socialement (société dans laquelle nous vivons et systèmes d’appartenance). C’est ce travail qui est alors condition de possibilité pour pouvoir passer d’une éthique de changement (vouloir le changement de l’autre), à une éthique de choix : viser à augmenter le nombre de choix possibles (Heinz Von Foerster) et respecter les choix de l’autre.
IV Objets Flottants et constructivisme
Objet Flottant : c’est à la fois un concept et des pratiques.
Espace-temps ! C’est un lieu ; c’est un moment ; il flotte entre les protagonistes qui le créent et le font vivre pendant la séance ; il persiste comme une fragrance en dehors des séances. Pour Caillé, c’est une boule de glaise que pétrissent tour à tour thérapeute et famille.
A considérer la thérapie comme un objet flottant, le thérapeute se libère de ses pulsions normalisantes. Il participe d’une « esthétique du changement » (Bradford Keeney), et garde une « éthique de choix » (Robert Neuburger). Il évite la réification du monde, des clients, de la thérapie, des concepts. Il voit la thérapie, ainsi que la réalité, comme une affaire à construire ensemble, qui ne préexiste pas à la rencontre.
Les inventeurs, et, à leur suite, de nombreux systémiciens ont à la fois repris, à travers le concept d’objet flottant, des pratiques préexistantes (génogramme, sculpting…), et inventé de nouveaux objets. Ceux-ci, fabriqués en séance ou en dehors des séances, viennent se déployer dans l’espace intermédiaire de la scène thérapeutique.
Sur le tableau suivant, j’ai placé quelques objets flottants utilisés, plus ou moins couramment, en fonction du niveau logique prévalant auquel ils s’adressent, certains étant utilisés à plusieurs niveaux.
NIVEAU LINEAIRE Genogramme Arlequin systémique |
NIVEAU CIRCULAIRE (COMMUNICATION) Genogramme Genogramme Imaginaire Sculpting phenomenologique des relations Relationgramme Village systémique |
NIVEAU MYTHIQUE Village systémique Tableaux de rêve Cartouche Blasons Appartenançogramme Conte systémique |
NIVEAU TEMPOREL Jeu de l’Oie Flauve systémique Pluri Cursus Commenté Conte systémique Génogramme |
Comment regarder une famille, dont la sienne, avec des lunettes multiples ?
Bien sûr, ce sont des caractères !
Mais surtout :
Un espace de communication, ce qui inclut des rituels, des relations sexuelles, des secrets, des alliances, des paradoxes…
Une histoire, avec des cycles (de vie), des crises, des périodes d’homéostasie, d’autres de changement, des rêves, des douleurs, des projets, des évènements…
Une identité, avec des mythes, un mythe fondateur, des vertus, des frontières, une appartenance commune…
A chaque niveau (logique), les différents éléments s’organisent de façon circulaire.
Mais aussi, les différents niveaux se répondent les uns aux autres de façon circulaire : cours de l’histoire et interactions ici et maintenant ; mythe et rituels ; style des relations et sentiment d’appartenance ; abord des péripéties et identité…
V Le parcours d’objets flottants dans notre formation
Il s’agit d’un parcours explorant les différents niveaux de relation entre l’individu et les systèmes auxquels il appartient ou a appartenu.
Ces systèmes sont successivement :
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La famille d’origine, à laquelle sont consacrée la première année et une bonne partie de la deuxième année
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Le couple et la famille actuelle, pour la fin de la deuxième année
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Les institutions et les autres systèmes d’appartenance, dont le groupe de formation, qui occupent la troisième année.
Cette exploration utilise préférentiellement cette notion d’objet flottant, ainsi que diverses applications pratiques de ce concept, adaptés aux lectures linéaires, communicationnelles, temporelles et mythiques de ces systèmes.
Le groupe de formation est de petite taille, animé par deux formateurs – thérapeutes.
Le programme, sur les 3 années, consiste en une réflexion, menée par chaque étudiant dans l’intervalle des séances, dont le produit est ensuite retravaillé en groupe : pendant les séances, les étudiants exposent, à tour de rôle, leur réflexion et leurs objets flottants.
Chaque étape de la réflexion comporte quatre moments :
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La réflexion, à travers le prisme d’un Objet Flottant, et le contenu de la tache donnée par les formateurs
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La fabrication d’un objet
Ces deux moments ont lieu entre les séances. Ce sont des temps individuels.
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L’exposé au groupe et la réponse aux questions (dont la forme circulaire est privilégiée) des formateurs et des autres membres su groupe
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L’écoute des exposés des autres membres et l’élaboration de questions à leur poser
Sur le tableau est indiqué le parcours actuel, dont le rythme s’adapte en permanence au groupe, sur les 3 années du premier et deuxième cycle:
Deux ou trois séances sont consacrées à chaque objet. La série des objets réalise une progression, qui s’étale sur les trois années.
Entre les séances, les étudiants ont donc des taches de recherche et de fabrication. Lors de l’interruption de l’été, les étudiants ont également à mener une réflexion sur l’ensemble du parcours effectué.
Un certain nombre de règles président au travail :
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L’accueil non normatif des exposés et l’empathie vis-à-vis des situations et des émotions
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L’absence de recherche de toute catharsis : les émotions sont accueillies mais certainement pas provoquées
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Le droit au « Joker », énoncé au début de la formation, et rappelé à chaque temps
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Le devoir de respect des silences des autres
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L’usage de la circularité dans la forme des questions, alimentant une multiple circularité des interactions, comme il est indiqué sur le tableau
- L’usage de l’humour : Comme le prescrit le Dalaï Lama dans sa 18° instruction pour mener votre vie « Abordez l’amour et la cuisine avec un abandon insouciant ».
VI Correspondance avec les autres items
Pendant l’interruption de l’été, une partie du travail personnel porte sur les aspects théoriques qui ont été étudiés pendant l’année écoulée, en les reliant aux observations du « Stage », aux exercices qui ont été faits en « Entretien systémique », et à la réflexion du « Travail sur soi ».
Mais, en fait, c’est tout au long de la formation que des ponts se font entre les différents items,
Conclusion
Les premiers retours d’un questionnaire explorant les réflexions des étudiants depuis 2002, sur ce parcours d’Objets Flottants pendant la formation, semble montrer l’acquisition d’un savoir relationnel, par un apprentissage à la fois cognitif et émotionnel.
L’accès à la pensée systémique (causalité circulaire, contexte, complexité…) est porté par cette histoire qui se façonne dans ce parcours. C’est une « never ending story », où chaque relecture est nouvelle lecture, où chacun se dégage des carcans normatifs, par la pluralité expérimentée des points de vue. On rejoint, évidemment Hannah Arendt : « La pluralité est la loi de la terre ».
Bibliographie
ARENDT Hannah « Condition de l’homme moderne » Agora Pocket 1995
CAILLE Philippe et REY Yveline « Les Objets Flottants » ESF 1974
CHABERT Alain « Donner corps au couple » Journée d’étude de Episteme Turin 26/01/2012
CHABERT Alain « Le Cartouche Systémique » Turin /2014
ELKAÏM Mony « Si tu m’aimes, ne m’aimes pas » Le Seuil 2001
MONTAIGNE Michel De « Les Essais » Ed Léonard Daniel 1963
NEUBURGER Robert « Le mythe familial » ESF 1995
PLATON « Le Philèbe » Gallimard 2009
LE VILLAGE SYSTEMIQUE : www.systemique.levillage.org
Pour les exercices : 3 objets = Appartenançogramme ; collage ou tableau abstrait de la famille d’origine ; cartouche du couple